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Je suis malheureux, donc je me dope

Des chercheurs veulent savoir pourquoi certains sportifs se dopent et d’autres non. Ils font un lien entre cette pratique et le niveau de satisfaction personnelle.

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Le dopage sportif fait des ravages: dans certaines disciplines, le pourcentage des athlètes qui utilisent des stéroïdes anabolisants approche les 70%, selon l’expert français Patrick Laure, professeur associé à l’Université Paris Orsay. Dans le football professionnel, on parle d’une prévalence oscillant entre 27 et 68%.

Pourtant, la plupart des sportifs n’ont pas envie de se doper. «Cela ressort clairement dans les sondages que nous effectuons», affirme Matthias Kamber, directeur de la fondation Antidoping Suisse. Lorsqu’on leur demande quelle attitude les instances doivent adopter, jusqu’à 90% des athlètes répondent qu’il faut être intransigeant et sanctionner. Ils disent aussi que le sport permet d’inculquer des valeurs morales à la jeunesse et que les sportifs de haut niveau peuvent servir de modèles.»

En France, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé a creusé un peu plus la question et s’est intéressé aux motivations des jeunes sportifs qui les poussent à ne pas se doper. Les principales raisons citées sont, par ordre de priorité: «les produits dopants sont dangereux pour la santé», «je n’en ai pas besoin», «ce serait tricher», «je ne veux pas être manipulé», «mes parents me l’interdisent» et «les produits sont trop chers».«On se penche souvent sur les facteurs de risque qui exposent les sportifs à la tentation du dopage, mais on parle peu des facteurs de protection qui les en éloignent, observe Jean-Félix Savary, porte-parole du Groupement romand d’étude des addictions (GREA), à Lausanne. Les facteurs de protection sont, par exemple, un bon réseau social et un entourage soutenant.»

Auteur du livre Le principe de prévention, le spécialiste français en économie de la santé Jean-Paul Moatti regrette également qu’on ne s’intéresse pas assez aux «conduites vertueuses» des individus. Prenant l’exemple du tabagisme, il écrit: «Les arrêts tabagiques semblent souvent consécutifs à des événements heureux, comme une promotion professionnelle ou une rencontre amoureuse. Ce ne serait donc pas la santé qui fait le bonheur, mais plutôt le bonheur qui incite à se préoccuper de sa santé.»

Tournant avant 20 ans

Les études menées jusqu’ici sur de jeunes sportifs ont montré que le risque de recourir au dopage est d’autant moins élevé qu’ils entretiennent de bonnes relations avec leur entourage. Ainsi, on a pu mesurer chez ceux qui trichent une estime de soi plus faible et une plus grande anxiété que chez les non-dopés. Le basculement se fait souvent vers 18 ou 19 ans, lorsqu’ils sont confrontés à leurs limites physiques pour devenir professionnels. Beaucoup de spécialistes pointent les exigences qui pèsent sur eux. Sponsors, directeurs sportifs, coaches et même supporters concourent à leur mettre la pression: certains footballeurs professionnels ne sont-ils pas hués par leurs fans lorsque les résultats du club sont jugés décevants?

Chercheurs et observateurs sont souvent partagés: certains considèrent que l’on ne peut pas parler de choix de la part des sportifs, d’autres croient à leur libre arbitre. D’autres encore pensent que les deux théories sont compatibles et que le sportif est à la fois libre de ses choix et soumis à des pressions énormes. Parmi les tenants du discours sur le libre arbitre, on trouve (entre autres) le psychiatre américain Thomas Szazs, qui soutient que tous les produits devraient être libres d’accès, mais qu’il faudrait clairement informer les gens des risques associés à leur consommation.

«A mon avis, il existe une confusion au sujet du libre-arbitre, avance de son côté Jean-Félix Savary. Ce discours table sur le fait que nous sommes des êtres de raison. Cependant, il y a aussi quelque chose d’irrationnel chez l’homme, qui le rend influençable.» C’est pourquoi le marché des drogues doit être réglementé et le dopage interdit, estime Matthias Kamber: «Toutes proportions gardées, c’est un peu comme la circulation automobile. Si l’on veut que les règles soient respectées, il faut placer des radars sur les autoroutes et effectuer des contrôles de vitesse.»

«Personnellement, je ne crois plus au libre-arbitre dans le système actuel du sport de haut niveau, déclare pour sa part Viviane Prats, professeure à la Haute école de travail social et de la santé à Lausanne. D’ailleurs, depuis un certain nombre d’années, des voix s’élèvent pour dresser un constat d’échec de la lutte anti-dopage et réclamer une régularisation. Mais personne ne sait exactement comment et dans quelle mesure cela serait réalisable.»

En attendant, les instances sportives rappellent qu’un sportif peut gagner sans se doper. Comment? Eh bien, en appliquant des recettes qui ne paraissent pas miraculeuses: une alimentation saine et variée, avec une bonne hydratation, un sommeil régulier et en quantité suffisante…
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 6).