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Les labos du porno

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Porn Studies. Avec un tel titre, cette nouvelle publication académique n’est pas passée inaperçue. Il peut être facile de s’en gausser, mais il faut se rendre à l’évidence: la pornographie représente un domaine bien trop important pour être négligé. On estime que son marché pèse environ 100 milliards de dollars (soit davantage que l’industrie des jeux vidéo qui totalise 80 milliards) et génère environ un tiers du trafic internet. Comprendre ce phénomène exige de l’étudier sous tous les angles, de la psychologie au droit en passant par la sociologie, la criminologie, l’économie et même les sciences de l’innovation.

La nouvelle publication veut offrir un terrain neutre de recherche, commente Nathan Schocher, un doctorant en philosophie et en Gender Studies aux universités de Zurich et de Bâle, qui étudie la pornographie. «Il s’agit d’un domaine politisé où les positions sont souvent dogmatiques. Dans les années 1970, des activistes antiporno ont mené des recherches pour démontrer que la pornographie exprime toujours une violence contre les femmes. Cette position a irrité certaines féministes qui ne se sentaient pas représentées — pour elles, le porno pouvait participer d’une affirmation de son identité et de sa sexualité.»

Ces «Feminist Sex Wars» n’ont pas baissé d’intensité: dans le Guardian, la cofondatrice du mouvement «Stop Porn Culture» Gail Dines accusait les deux éditrices de Porn Studies d’être des agents au service de l’industrie du X qui refusent d’admettre les problèmes du porno. Parmi eux, la violence croissante des images qui transforme les hommes en misogynes, voire en violeurs potentiels.

Coller à la réalité

«Le mouvement antiporno veut abolir toute la pornographie, sans faire de distinction, ajoute le sociologue américain Ronald Weitzer de la George Washington University. Selon cette idéologie, tout travail lié au sexe représente une oppression des femmes. Elle prône également la cultivation theory, selon laquelle regarder un film pornographique a un effet direct sur la personne (de type stimulus-réponse, ndlr). Mais cette vision est réductrice: les impacts dépendent des personnes, de leur environnement familial et des valeurs prônées par leur groupe d’amis.»

«Malheureusement, la plupart des études sur le porno ont été menées en laboratoire, poursuit le sociologue. Il s’agit d’un environnement artificiel et nous ne savons pas si les résultats sont transposables dans la vie réelle. L’usage principal du visionnement de la pornographie est de se satisfaire sexuellement, ce qui n’est pas permis dans un laboratoire pour des raisons éthiques… Il est donc possible que le stress mesuré chez certains sujets soit davantage lié au chercheur qu’aux images. D’un autre côté, ces études ont montré des niveaux d’agressivité élevés face à des images violentes, pas sexuelles.»

Pour le sociologue, la recherche doit interroger directement les usagers dans le monde réel. «Beaucoup parlent d’effets positifs (comme apprendre des nouvelles choses) ou mitigés (comme le fait d’y passer trop de temps). Mais ils font clairement la distinction entre la fiction, les fantasmes et la réalité.» Les discours antiporno rappellent les critiques envers les jeux vidéo violents, ajoute Nathan Schocher: «On cherche à interdire ce qui nous échappe. Pour les adultes, il s’agit de protéger la jeunesse d’un danger de perversion. Mais cette panique exprime surtout leur propre insécurité devant des nouveaux médias, ainsi qu’une sexualité différente de la leur.»

Le X, exemple d’innovation

L’industrie du X a l’image d’un milieu sordide qui maltraite ses employées. Mais ce portrait ne correspond pas aux plus grandes sociétés de production telles que Vivid Entertainment, ou Private Media Group, qui sont avant tout des entreprises commerciales menées par des hommes d’affaires terre à terre. Et des sociétés innovatrices, ajoute Kate Darling, une chercheuse du MIT qui étudie les liens entre le porno et l’innovation. «Le X a toujours su adopter rapidement les nouvelles technologies et les nouveaux modèles d’affaires. Il était présent dès le début des nouveaux médias — photographie et livres de poche, VHS et DVD, streaming de vidéos et paiements en ligne — et a favorisé l’essor de ces technologies. L’un des premiers films réalisés avec des Google Glass est d’ailleurs un film X.»

Au contraire des studios de cinéma et des labels de musique tétanisés par le piratage sur internet, l’industrie pornographique a su réagir. Les grands producteurs tentent de maîtriser l’offre gratuite (comme par exemple Youporn), cherchent à monétiser d’autres services difficiles à copier tels que des chats et webcams live, et établissent des partenariats avec des sites de rencontre.

La raison de l’agilité du X? «La forte demande des consommateurs associée à leur exigence de discrétion en fait un marché dynamique, porté vers l’innovation, répond Kate Darling. C’est un marché très darwinien: il faut s’adapter ou mourir.» De quoi faire ressortir les contradictions de certains chantres du libre marché socialement conservateurs.

L’île de la transgression

Le porno est-il devenu plus violent? Difficile de le dire, selon Ronald Weitzer: «On pouvait auparavant analyser des magazines ou des cassettes VHS, mais l’offre sur internet est tellement grande qu’il est impossible de sélectionner un échantillon représentatif. Mais il est clair que l’on trouve désormais facilement des vidéos extrêmes.» Rechercher «rape porn» sur internet amène vite à des scènes très brutales. Montrer l’inmontrable constitue peut-être l’essence même du porno.

«La pornographie a toujours été l’endroit de la transgression, note Nathan Schocher. C’est là qu’on peut montrer l’interdit. Cela pouvait autrefois consister en une femme en lingerie. Aujourd’hui, il s’agit de vidéos racistes ou misogynes, des idéologies devenues inacceptables dans notre société.» Paradoxalement, le meilleur moyen de combattre la pornographie serait de libéraliser davantage la société.
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ENTRETIEN

«Hommes et femmes n’ont pas la même liberté sexuelle»

Trois questions à Clothilde Palazzo, professeure à la Haute école de Travail Social HES-SO Valais Wallis et spécialiste des études de genre.

Pourquoi les féministes se sentent-elles concernées par le porno?

Elles le sont car le porno est une énième manifestation de l’appropriation symbolique et matérielle du corps des femmes et de l’exploitation de ses productions par la catégorie dominante, à savoir les hommes. Rappelons que des immenses bénéfices tirés du porno, les actrices n’en touchent qu’une infime partie et que leurs conditions de travail sont, la plupart du temps, loin d’être une panacée.

Le porno pourrait-il permettre aux femmes d’affirmer leur sexualité?

Oui, s’il se détachait de l’univers patriarcal et capitaliste dans lequel il évolue. Par ailleurs, on sait que femmes et hommes n’ont pas le même usage du porno: les femmes regardent des films porno plutôt pour une stimulation du couple, tandis que les hommes l’utilisent à usage personnel.

Constatez-vous que les pratiques sexuelles, notamment chez les jeunes, sont plus égalitaires qu’autrefois?

Les études montrent qu’il y a une forme d’égalisation en matière de pratiques sexuelles. L’accès à certaines pratiques orientées vers le plaisir comme la fellation ou le cunnilingus est plus généralisé. Mais ce qu’elles montrent en outre, c’est que les pratiques sexuelles sont marquées entre autres par la classe sociale et le capital culturel. Les jeunes femmes éduquées ont des rapports plus tardifs et sont moins adeptes de pratiques peu habituelles, telle la pénétration anale. Par ailleurs, une double morale sexuelle est toujours d’actualité, qui implique qu’hommes et femmes n’ont pas la même liberté sexuelle. Les jeunes femmes conservent une vision romantique de la sexualité, tandis que les jeunes hommes auraient une vision plus pragmatique.

Et pour certaines catégories de femmes, la sexualité reste un immense tabou. Par exemple celles en situation de handicap: alors que nombre d’écrits se penchent sur cette question, le point de vue est généralement andro-centré. L’aune du désir est l’érection et l’aune du plaisir l’éjaculation. A ma connaissance et en Suisse romande, dans les institutions spécialisées il est peu question de la sexualité des jeunes femmes. Pour elles, pas de films pornos, ni d’assistance sexuelle ne sont proposés. De plus, lorsqu’on en parle, celle-ci est irrémédiablement liée à la maternité, à sa crainte et à la prévention des maladies sexuellement transmissibles. On est bien loin là d’une sexualité libérée…
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CHIFFRES

4,4
en milliards, le nombre de pages mensuelles vues sur le site Xvideos — trois fois plus que CNN

100
en GB/s, le trafic sur Youporn, soit 1% du trafic internet global

35,8
en %, la proportion des 10’000 fichiers torrents les plus échangés sur les réseaux peer-to-peer pornographiques

1
en milliard d’euros, le marché du porno en Italie en 2008
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Collaboration: Geneviève Ruiz

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 6).