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«La figure monstrueuse de notre époque, c’est celle de Marc Dutroux»

Dans son livre «Paradoxes de la transgression», le chercheur français Cédric Passard a étudié les comportements les plus choquants de notre temps. Interview.

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«Nous nous sommes intéressés à la transgression radicale, la seule qui révèle les limites d’une société», prévient Cédric Passard, professeur agrégé de sciences sociales à l’Institut d’études politiques de Lille. Des pratiques qui ne se contentent pas de heurter, mais choquent au plus profond. De l’abjection, du dégoût, et pas seulement de la désapprobation. C’est sur ce fil-là, au-dessus de ce précipice dont on ne connaît pas la profondeur, que voltige le concept de transgression.

Pour mieux connaître une société et ses interdits, il faut aussi s’intéresser à ses bas-fonds. En 2012, Cédric Passard a justement cosigné un livre consacré aux «paradoxes de la transgression». L’ouvrage tente de définir un concept qui s’immisce partout, jusque dans la publicité, et prend une connotation positive, mais est longtemps resté un parent pauvre de la recherche universitaire.

Il y a aujourd’hui tellement de transgressions affichées qu’il devient difficile de discerner l’essence du mot. «On joue beaucoup au rebelle», souligne l’auteur. Plus de dieux à insulter, plus de rois à décapiter dans nos sociétés laïcisées. Envolés, également, les rituels de catharsis — des moments bien limités durant lesquels l’illimité était envisageable –, comme c’était le cas avec le carnaval, le charivari ou la fête des fous au Moyen Age.

Alors, une société sans codes ni frontières, dans laquelle la transgression aurait perdu sa place? Sans doute pas. Car de nouvelles idoles apparaissent et certains interdits se renforcent. Les décrypter est un travail pénible… et transgressif.

Quelle est votre définition de la transgression?

Nous avons essayé de sortir de son sens le plus courant, celui de la désobéissance ou de l’infraction. Il s’agit évidemment de passer outre des limites, mais pas n’importe lesquelles: ce sont celles du tolérable, pas juste celles de l’acceptable. Une transgression frappe les valeurs morales essentielles d’une société. En ce sens, on peut parler d’infraction radicale, contrairement à la simple déviance. Le philosophe Georges Bataille définissait déjà ce concept comme une atteinte au sacré, une profanation sociale, envers ce que les groupes sociaux tentent de mettre à l’abri de toute violation. Il y a dans toute société un consensus minimum, même inconscient, sur ce qui ne doit pas être dépassé.

La transgression aurait donc une utilité?

Chaque société fixe ses interdits, qui permettent justement à la transgression d’exister. La plupart du temps, le trouble qu’elle provoque renforce la cohésion du groupe, qui se retourne contre celui qui a commis l’irréparable. C’est un principe de régénération, qui consolide des valeurs fondamentales.

Mais il arrive aussi que la subversion prenne le dessus: dans ce cas, elle peut troubler la société au point de changer ses codes. C’est pour cela que ce qui était transgressif par le passé ne l’est plus aujourd’hui. Le meilleur exemple est celui du blasphème: se moquer d’une divinité ou d’un roi peut encore troubler certains pans de la société, mais n’est plus jugé comme un péché par une majorité de Français ou de Suisses.

Justement, que veut dire «transgresser» au XXIe siècle, dans une société qui ne croit plus en Dieu?

Les sociétés modernes tendent à inverser la signification de la transgression, qui est de plus en plus ressentie comme positive. Par exemple, En art contemporain, on l’institue comme norme. Pour le grand public, certaines œuvres seront peut-être encore considérées comme des «profanations» de l’art, mais leur caractère subversif est totalement assumé dans les milieux de l’art. C’est tout le paradoxe: l’insubordination, lorsqu’elle devient la règle, perd de son caractère intolérable, donc transgressif…

Au point de disparaître de notre société?

Non. Elle s’est plutôt déplacée vers de nouveaux interdits. A partir du XIXe siècle, dans le sillage des Lumières, la question de la dignité corporelle et individuelle, que l’on peut classer sous la catégorie plus vaste des droits de l’homme, prend le pas sur la religion ou la royauté comme valeur fondamentale.

La pédophilie, l’inceste, le meurtre ou le cannibalisme: toutes les pratiques qui touchent à la violence faite au corps et à sa dignité constituent les transgressions les plus radicales de notre temps. Ces pratiques suscitent chez nous une indignation totale, ce qui n’est pas le cas dans toutes les sociétés. La figure monstrueuse par excellence de notre époque, c’est celle de Marc Dutroux. Aujourd’hui, ce sont ces faits divers qui alertent le public et nourrissent le plus d’abjection.

L’infanticide n’est-il pas un interdit fondamental universel?

C’est difficile à admettre, mais les frontières de l’intolérable sont tellement ancrées en nous que nous les considérons comme naturelles, alors que ce sont des constructions sociales, variables dans le temps et l’espace. Les cas d’infanticide et de pédophilie existaient bien sûr dans l’Ancien Régime, mais ils n’étaient pas vécus de manière aussi émotionnelle et abjecte qu’aujourd’hui. Le régicide ou le blasphème étaient bien plus choquants. Si l’on admet l’existence de tabous fondamentaux freudiens, ceux-ci se renforcent aujourd’hui. Nous avons construit des limites «non négociables» autour du corps: leur violation est donc radicale.

Marc Dutroux est une figure honnie. Au contraire, Edward Snowden et les chantres de la transparence ne sont-ils pas les nouveaux transgresseurs qui font bouger nos sociétés?

Ils sont dans l’illégalité, c’est sûr. Mais sont-ils pour autant dans la radicalité? Je crois qu’ils n’y sont déjà plus. Leurs actions ne suscitent pas une réaction d’abjection unanime. Pour une bonne partie de la société, ce sont des héros, qui transgressent seulement dans le sens d’une infraction à la loi. Ils révèlent une tension entre ce que la loi interdit et ce que la société permet. Pour paraphraser le philosophe et sociologue Emile Durkheim, le système légal et la norme sociale seront sans doute finalement condamnés à se confondre.

Une loi violée est forcément remise en cause si elle conduit à un succès moral. On le voit aussi avec l’euthanasie, qui est déjà possible dans les faits et dans les esprits. Mais l’inverse est également vrai: la loi peut donner l’impression d’enfreindre des normes morales et sociales. Ce fut le cas avec l’abolition de la peine de mort en France en 1981: à l’époque, la majorité de la population était encore en faveur de la guillotine. Cette loi aussi va dans le sens du respect de la dignité corporelle, le nouvel absolu de notre temps.

Vous avez voulu combler une lacune avec votre livre. Pourquoi les sciences sociales ont-elles du mal à empoigner ce concept?

C’est en effet le premier des paradoxes: la transgression est omniprésente dans notre société, mais elle a peu été étudiée en sciences sociales — sauf en anthropologie, qui s’est intéressée à la question de l’interdit. Cette frilosité peut s’expliquer par le risque, de la part des chercheurs, de paraître relativiser ce qui est transgressé, en montrant par exemple que l’interdit de la pédophilie est une construction sociale. Les sciences sociales se sont plus intéressées aux déviances. Nous continuons à tenter de clarifier le terme, notamment ses «degrés» possibles. Il y a un chantier autour de la distinction entre déviance et transgression.

Assiste-t-on à une mondialisation des transgressions?

Il n’existe pas de transgression unanimement partagées. Dans certaines sociétés, le blasphème est l’outrage le plus radical, dans d’autres le fait de siffler l’hymne national ou de brûler un drapeau. Dans nos sociétés modernes et laïques, il y a tout de même un consensus de plus en plus fort autour des droits de l’homme comme valeurs supérieures. Toutefois, des tendances lourdes montrent des différences persistantes sur des questions comme l’euthanasie ou l’avortement entre les pays européens de tradition protestante et catholique.

Mai 68 a ouvert très grand les vannes de la transgression. Mais depuis, celle-ci semble avoir perdu du terrain face au «politiquement correct», et les humoristes s’interdisent beaucoup de thèmes.

Il y a en effet de fortes tensions autour de la liberté d’expression et du rire. Au début du XXe siècle, on pouvait encore se permettre de faire publiquement des blagues antisémites, sexistes, racistes ou homophobes. Leur bannissement de l’espace public va de pair avec l’émergence de la conscience des droits de l’homme. La dignité humaine est sacralisée, parfois au détriment de la liberté d’expression. Une valeur l’emporte sur l’autre, car elle est aujourd’hui jugée plus fondamentale.

Le langage reste l’une des armes transgressives les plus puissantes: outre le blasphème, vous prenez l’exemple du «verlan» dans votre livre.

En effet, certains groupes qui se sentent marginalisés utilisent l’inversion et l’exagération du langage dominant pour revendiquer leur identité. C’est une «contre-légitimité» linguistique: le fait de prendre systématiquement le contre-pied de la culture majoritaire. Mais à partir du moment où cette pratique est copiée par les médias, la publicité et d’autres jeunes, ses dépositaires initiaux doivent trouver de nouvelles frontières à franchir. C’est une fuite en avant vers des limites toujours différentes, qui conduit au même paradoxe qu’en art contemporain: ils perdent leur caractère provocateur. La contre-culture devient tout simplement une sous-culture, et sa marginalité est instituée en norme.

Avec le risque que toute transgression soit récupérée et devienne finalement un simple argument marketing?

Le sociologue Luc Boltanski a montré dans son livre Le nouvel esprit du capitalisme comment, après Mai 68, l’économie a intégré la critique sociale radicale ou la critique artiste. Les entreprises cherchent maintenant l’innovation à tout prix en mimant souvent la transgression dans les techniques de vente et de marketing. Mais c’est une violation aseptisée. Par exemple, la marque Benetton est allée parfois assez loin dans ses publicités. Aujourd’hui, l’imagerie qu’ils ont utilisée a tendance à se banaliser.

Les premiers insubordonnés sont ceux qui prennent le plus de risques. Ceux qui viennent après et reproduisent l’acte initial ne suscitent plus le même choc. Des groupes contestataires utilisent également la transgression, comme les Femen, Greenpeace ou Act Up. D’une certaine manière, c’est une stratégie comparable au «coup» marketing: ceux qui n’ont pas l’avantage du nombre ont au moins l’arme de la transgression pour faire parler d’eux.
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BIOGRAPHIE

Cédric Passard

1978: Naissance à Roubaix

2006: Professeur agrégé en sciences économiques et sociales à l’Institut d’études politiques de Lille

2012: Publication de Paradoxes de la transgression avec Michel Hastings et Loïc Nicolas

2013: Doctorat en sciences politiques sur Les pamphlétaires et la politique (1868-1898)
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 6).