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Les faiseurs de goût qui séduisent les Suisses

Pour s’imposer sur le marché de l’alimentaire, des sociétés misent sur de nouvelles saveurs, de la glace au concombre aux perches du Lötschberg. Elle visent aussi les locavores. Portraits.

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L’échoppe de Gelato Mania, dans le quartier genevois des Pâquis, est prise d’assaut. Durant les beaux jours, la foule arrive dès le début de l’après-midi et ne disparaît que tard dans la soirée. En à peine 15 ans d’existence, le fabricant de glaces a ouvert quatre magasins à Genève et deux franchises à Lausanne et Bulle (FR). Les raisons de ce succès? La qualité des produits, leurs parfums audacieux et leur confection artisanale. Mais aussi l’ancrage local de l’entreprise: le lait cru et la crème fraîche proviennent des laiteries genevoises, les fruits des producteurs de la région quand la saison s’y prête.

L’industrie alimentaire suisse comprend 2500 sociétés qui représentent plus de 60’000 emplois, selon une enquête de l’Office fédéral de la statistique publiée en 2010. Si l’on prend en compte la production des matières premières (agriculture), la restauration et la distribution, le nombre d’entreprises atteint environ 100’000.

«Le marché est saturé, indique Rudolf Horber, responsable du dossier commerce et agriculture à l’Union suisse des arts et métiers. Les PME du secteur doivent affronter la concurrence des grands groupes et une augmentation constante de leurs coûts de production. De manière générale, elles sont soumises à de plus en plus de réglementations. Mais la branche offre encore des perspectives intéressantes aux PME qui savent se démarquer en se montrant innovantes.» A l’image de Gelato Mania, le secteur romand de l’alimentaire a connu quelques belles réussites entrepreneuriales ces dernières années (lire leurs portraits).

Ces entreprises profitent de l’évolution des habitudes de consommation. «La traçabilité, l’authenticité et le local représentent les grandes tendances de la dernière décennie, souligne Christine Demen Meier, responsable du département Entrepreneuriat et innovation à l’Ecole hôtelière de Lausanne et titulaire de la chaire Food & Beverage. Même la grande distribution met les produits locaux en avant. Marqués par les scandales à répétition dans l’industrie alimentaire, les consommateurs font de plus en plus attention à ce qu’ils mangent. L’un des avantages du marché romand est que les clients sont prêts à payer un prix supérieur pour des produits de la région et en ont les moyens, contrairement à ceux de pays plus touchés par la crise comme la France ou l’Espagne.»

Autre grand changement: en matière de goûts, les Suisses sont plus curieux et plus ouverts que par le passé, notamment vis-à-vis des spécialités étrangères. Des sociétés locales se sont profilées avec de nouveaux produits à la mode comme les burgers, les cupcakes ou les sushis. «La globalisation, les possibilités de voyager et l’influence des grandes chaînes de restauration ont changé la donne, explique Christine Demen Meier. Il suffit d’observer la tendance dans les restaurants. Il y a vingt ans, ils proposaient tous les mêmes plats traditionnels. Aujourd’hui, ils misent sur ce qui pourrait les différencier des autres.»

Les marchés étrangers offrent aussi des opportunités intéressantes aux PME de la branche, notamment car la réputation des produits suisses y est excellente. «Elles exportent davantage, note Michael Kühn, de l’organisation de promotion des exportations Switzerland Global Enterprise. A côté des marchés traditionnels que sont l’Union européenne et les Etats-Unis, de nouveaux débouchés font leur apparition en Russie, en Asie et dans les pays arabes. Ce sont les produits «premium» qui marchent le mieux, une niche dans laquelle les PME peuvent se positionner avec succès.»
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PORTRAITS

Des biscuits nyonnais chez Harrods

Thierry Uldry a repris la biscuiterie Tante Agathe en 2003. Ces douceurs faites main s’exportent aujourd’hui dans le monde entier.

L’odeur qui s’échappe de la petite manufacture des biscuits Tante Agathe à Nyon ravive très vite nos souvenirs d’enfance. Le beurre, l’anis, l’orange… Les biscuits de Noël tout juste sortis du four. Reconnue pour son savoir-faire artisanal, la société, implantée dans la ville vaudoise depuis le mois de septembre dernier vend ses spécialités dans le monde entier. Fondée en 1954 à Oron (VD), elle a pourtant risqué de disparaître. Tout a changé le jour où Thierry Uldry, ancien CEO du groupe Caviar House, l’a reprise en main en 2003, alors qu’elle était au bord de la faillite.

Nouveaux locaux, nouveau logo, le spécialiste de l’alimentaire haut de gamme a offert une nouvelle jeunesse à Tante Agathe. Si les biscuits ne se retrouvent pas en grande surface, c’est parce que l’entrepreneur a sélectionné un canal de distribution bien précis, celui des épiceries fines. «En 2003, j’ai démarché directement quatre enseignes européennes: Globus, Harrods à Londres, les Galeries Lafayette et les boutiques Takashimaya à Paris. Toutes ont accepté de vendre nos biscuits.» Et l’intérêt montré par ces prestigieuses enseignes a sensiblement fait augmenter la production de la manufacture.

Résultat: après dix ans de développement, les Cœurs de l’Oranger, produit phare de la société, s’exportent dans plus de dix pays. L’entrepreneur de 49 ans assure qu’il ne s’agit que de la première phase de redéploiement de la marque. «Par le passé, nous avons exporté dans 22 pays. Pour l’année 2014, nous souhaitons redévelopper cette distribution à l’international, en mettant la priorité sur les Etats-Unis. Notre nouvelle capacité de production dans notre manufacture de Nyon nous le permet.»

Les 25 petites mains de l’atelier préparent actuellement 500 tonnes de biscuits en une année, contre cinq tonnes en 2003. «Mais nous restons des petits nains de la chaîne de l’agroalimentaire en Suisse! Une grosse entreprise produit en une journée ce que nous fabriquons en une année.» Près de 20% de la production part pour l’étranger et dans les boutiques hors taxes des aéroports.

Le directeur insiste sur la qualité des biscuits Tante Agathe: «Nous voulons proposer quelque chose de complémentaire aux biscuits industriels. Ici, la pâte est faite au pétrin. Tous les ingrédients sont nobles et nous favorisons les matières premières helvétiques.»
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Un élevage de perches dans la montagne valaisanne

La société Valperca utilise une source d’eau découverte lors du percement du tunnel du Lötschberg pour sa production.

«Nous nous inscrivons dans le patrimoine suisse, dans une tradition culinaire nationale, explique David Morard, co-directeur de l’entreprise valaisanne de pisciculture Valperca, spécialisée dans la très helvétique perche du lac. C’est ce qui explique notre succès.» La réussite de la société s’explique aussi par son créneau unique: elle est la seule à produire cette espèce de poisson en élevage, en se basant sur une technologie développée par ses propres spécialistes.

Fondée en 2007, Valperca a trouvé son élan grâce au percement du tunnel du Lötschberg et à la découverte d’un écoulement d’eau de source. «De l’eau pure, qui arrive en quantité à une température de 19 degrés. Parfait pour la perche», se réjouit David Morard. Les premiers mois du processus se déroulent dans l’écloserie de la PME située à Chavornay (VD). Les alevins sont ensuite transportés sur le site de grossissement et de production de filets de Rarogne (VS). Malgré une consommation d’énergie importante, la démarche de l’entreprise se veut durable: pas d’usage de médicament, l’eau est réutilisée ainsi que les déchets de poissons.

Valperca, qui emploie 34 personnes et fournit principalement la grande distribution, Coop et Manor en tête, a produit 80 tonnes de filets en 2012 et vise 150 tonnes par an d’ici 2015-2016. Elle envisage aussi de s’agrandir pour développer un élevage de sandres. «Les Suisses consomment de plus en plus de poisson. Nous nous trouvons dans un secteur d’avenir qui va encore beaucoup progresser, analyse le co-directeur. Le marché est très demandeur de produits locaux. Les consommateurs toujours plus sensibles à l’honnêteté et à l’authenticité d’un produit, ils exigent des méthodes de fabrication transparentes. On assiste à un retour aux bases, dans la grande distribution également.»

Les clients sont prêts à payer davantage pour ces garanties de qualité. Alors que des filets de perches d’importation sont disponibles sur le marché à partir de 35 francs le kilo, les produits de Valperca trouvent preneur à 69 francs le kilo. Malgré son succès, la société jongle avec des investissements très importants et des marges faibles. Mais cela n’inquiète pas David Morard. «Nous travaillons à long terme et prévoyons un retour sur investissement à un horizon de 10 à 20 ans.»
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«Nous avons plus de 300 parfums originaux»

Paolo Sottile a fondé Gelato Mania en 1998. Italien né à Genève, l’entrepreneur possède aujourd’hui quatre vitrines au bout du lac et deux franchises ailleurs en Suisse romande.

Vous prendrez bien une glace cocktail de crevettes, ananas-basilic ou encore concombre-menthe? Loin des parfums conventionnels vanille, fraise ou fior di latte, les saveurs que propose Paolo Sottile, artisan glacier depuis 15 ans, peuvent surprendre. «Et pourtant, nos clients en redemandent! Certains raffolent du parfum Cenovis que nous mettons en vente la semaine du 1er août, sourit le fondateur de Gelato Mania. Ils veulent toujours connaître les nouveautés.»

Dessinateur en génie civil de formation, Paolo Sottile a décidé à 30 ans de partir s’initier à l’art de la glace dans une école en Italie. Il ouvre sa première gelateria dans le quartier des Pâquis à Genève en 1998. «À cette époque, il n’y avait qu’un glacier aux Eaux-Vives. Aujourd’hui, le marché des glaces artisanales s’est développé, mais il reste un produit de niche», observe le glacier qui travaille essentiellement avec des produits de saison et de la région.

Forte de son succès, la PME genevoise a cherché de nouveaux locaux dès sa deuxième année d’activité. Confectionnant à l’origine ses sorbets dans un laboratoire de 4m2, Paolo Sottile teste maintenant ses créations dans un espace de 300 m2, en zone industrielle de Genève. Toujours au plus près de l’élaboration et de la fabrication des glaces, ce père de deux enfants délègue le gros des tâches administratives à deux collaboratrices fixes en charge de la gestion des magasins.

Avec quatre points de vente au centre-ville, l’entreprise compte une cinquantaine de collaborateurs saisonniers durant les 8 mois d’ouverture, de mars à octobre. En été, les enseignes de Gelato Mania, ouvertes 7 jours sur 7 de 11h à minuit, ne désemplissent pas. «Nous proposons désormais 23 parfums de glace en vitrine et quelques-unes de nos 300 créations tournent chaque semaine.» L’hiver, Paolo Sottile réfléchit aux nouveaux assemblages de saveurs réalisables pour la saison suivante.

Depuis peu, le glacier gère également deux boutiques franchisées sous l’appellation «La Mucca», à Bulle et à Lausanne. «Mais le système de franchise est très compliqué en Suisse», regrette Paolo Sottile. L’entrepreneur veut aussi développer un service de consulting pour toute personne qui aimerait ouvrir son propre magasin de glace.
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«Nous avons dû nous professionnaliser»

En dix ans, le spécialiste des légumes prêts à consommer Sylvain & Co a doublé son chiffre d’affaires et ses effectifs.

L’innovation? Elle fait partie de l’ADN de l’entreprise familiale de produits maraîchers Sylvain & Co. «Nous explorons constamment de nouvelles pistes pour faire évoluer l’entreprise», explique le directeur Sylvain Agassis. Son grand-père s’était déjà montré avant-gardiste en construisant dans les années 1960 une chambre froide pour la conservation des produits et en vendant ses légumes en paquets. Au début des années 1980, son père est un des premiers en Suisse à miser sur la commercialisation de légumes lavés et emballés prêts à consommer, une activité qui constitue aujourd’hui encore le gros des affaires de l’entreprise.

Avec l’arrivée de Sylvain Agassis à la direction en 1999, la société d’Essert-sous-Champvent (VD) connaît des transformations supplémentaires. Une nouvelle usine voit le jour avec un processus de production plus industrialisé. En phase avec les préoccupations des consommateurs, le jeune directeur fait entrer l’exploitation dans l’ère du bio et se lance dans la livraison de paniers de fruits aux entreprises. Il redynamise l’image de la société avec un nouveau nom (Sylvain & Co s’appelait auparavant Prodague) et une nouvelle identité visuelle. Avec succès.

Aujourd’hui, 50’000 sachets et barquettes de fruits, légumes et salades prêts à consommer sortent chaque jour de l’usine. Ils sont livrés à la grande distribution (70%), à la restauration et à l’industrie alimentaire. La production maison n’est pas suffisante pour faire tourner la machine: les fruits et légumes proviennent en grande partie d’autres exploitations suisses, ou de l’étranger durant la saison froide. Le chiffre d’affaires annuel a doublé durant la dernière décennie pour atteindre 40 millions de francs. Même chose pour le nombre d’employés: 160 personnes travaillent pour Sylvain & Co, soit deux fois plus qu’il y a dix ans.

«Nous tablons sur une progression de 5% pour 2013. Même si nous réfléchissons à des relais de croissance future, nous sommes actuellement dans une phase de consolidation. Il y a 15 ans, le secteur comptait encore une vingtaine d’acteurs. Aujourd’hui nous ne sommes plus que sept. La multiplication des réglementations nous a obligés à nous professionnaliser, alors que la pression sur les prix n’a cessé d’augmenter. Malgré tout, c’est un métier qui offre encore de belles perspectives.»
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«Le sushi profite de l’engouement pour la nourriture saine»

Créée en 2002 à Vuadens, en Gruyère, l’entreprise Sushi Mania vend jusqu’à 22’000 sushis par jour. Elle se classe parmi les leaders du marché suisse.

«Le fondateur de Sushi Mania, Marc Durst, était responsable des bars extérieurs du Montreux Jazz Festival. C’est d’abord pour ravitailler cet espace qu’il a monté un site de production de sushis en 2002», raconte Julien Deschenaux, 35 ans et directeur de l’entreprise depuis l’année dernière. Etablie dans l’Atlantis Center de Vuadens (FR), la société écoule aujourd’hui ses sushis dans toute la Suisse grâce à deux grands distributeurs: Migros et Globus. «Ce sont les succursales Migros à Zurich qui ont réellement fait décoller notre production. D’autre part, dans les filiales de Globus, nous avons aussi cinq sushis corners où les spécialités sont préparées devant les clients.»

Avec 60 collaborateurs fixes, dont 54 travaillant sur le site de production, Sushi Mania vend en moyenne 20’000 à 22’000 sushis par jour, avec un record à 50’000 au mois d’août 2013. Bien au-delà du record annuel de 2002, qui se chiffrait à 8100 sushis! Pour expliquer cette augmentation, Julien Deschenaux met en avant que de nombreux consommateurs cherchent à manger plus sainement. «La finesse du sushi répond tout à fait à cette préoccupation. Par ailleurs, la tendance favorise le bio et nous voulons aussi miser là-dessus.»

La curiosité des Suisses pour les plats asiatiques et les sushis grandit depuis plusieurs années, et de nombreux acteurs ciblent ce marché. Mais la marge de progression du secteur reste importante car seule une faible partie de l’ensemble de la population s’intéresse aux nigiris et autres sashimis. «Ce n’est toujours pas une habitude de consommation pour la majorité des Suisses. Grâce aux journées de dégustation dans les magasins, nous parvenons à faire connaître nos produits et à augmenter nos ventes.»

Pour le jeune directeur fribourgeois, l’élément crucial sur ce marché reste la qualité du riz utilisé pour concevoir les sushis. «La fraîcheur que demandent nos produits est aussi une contrainte pour l’exportation, mais la distribution en Suisse nous donne déjà suffisamment de travail!» En flux tendu toute l’année, la société, dont le chiffre d’affaires a atteint 10 millions de francs en 2012, s’est également spécialisée dans la gastronomie d’autres pays asiatiques, en proposant des plats préparés.
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Collaboration: Céline Bilardo

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.