KAPITAL

Quand l’entreprise remplace l’université

Insatisfaites des formations académiques officielles, des multinationales créent leurs propres universités.

En mai 2013, le groupe de médias américain Condé Nast («Wired», «Vogue», «GQ») a ouvert son propre collège à Londres pour former une cinquantaine d’étudiants par an dans le domaine de l’industrie du design. L’établissement propose des cours de quelques semaines ainsi qu’un diplôme sur un an. «Nous souhaitons offrir l’opportunité à de jeunes talents de bien se former dans le domaine, déclare Gary Pritchard, directeur adjoint du Condé Nast College of Fashion & Design. Et, éventuellement, de faire carrière chez nous après.» Le groupe de presse n’est pas le seul à vouloir ainsi se constituer une main-d’œuvre que les écoles professionnelles et universités classiques ne forment pas.

Former ses employés sur mesure

«L’origine de notre établissement se trouve dans la frustration de notre management de ne pas trouver de candidats avec des connaissances artistiques pointues et une connaissance du marché de l’art, explique David Levy, président du Sotheby’s Institute of Arts qui offre des diplômes universitaires à Londres, à New York et à Los Angeles. Les universités traditionnelles forment leurs étudiants à l’enseignement et à la gestion de musées. Il leur manque systématiquement des connaissances sur le fonctionnement du marché de l’art. La raison d’être de notre école est de pallier cette carence.»

Même constat chez Steelcase, un fabricant américain de mobilier de bureau dont les écoles de vente internationales proposent une formation gratuite et prennent en charge les frais de transport et d’hébergement de leurs étudiants. «Les formations généralistes dans la vente ne permettent pas aux futurs commerciaux d’être capables de s’adresser à des chefs de grandes entreprises, qui constituent nos interlocuteurs principaux», explique Philippe Robineau, directeur de l’école. Pour Beat Aebi, à la tête du service client du Groupe Swatch, l’origine des six Nicolas Hayek Watchmaking Schools vient du fait que «la majorité des pays dans le monde ne proposent pas de formation horlogère reconnue. Il nous fallait alors répondre à la demande croissante d’horlogers qualifiés dans certains marchés en plein essor, notamment en Asie.»

Des diplômes pas toujours reconnus

«Les grandes entreprises ont toujours créé leurs propres programmes de formation pour répondre à leurs besoins, commente Christian Lettmayr, directeur adjoint du Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop). Il s’agit d’une nébuleuse qui comprend la formation en entreprise comme les apprentissages, la formation continue ou encore les certifications internationales développées par des géants tels que Microsoft ou Cisco.» La nouveauté, ce sont les écoles financées par des entreprises qui se destinent non pas à des employés, mais à des étudiants externes entièrement libres de prendre un emploi auprès de la concurrence une fois leur diplôme en poche.

Mais si ces diplômes offrent l’avantage indéniable d’une parfaite adéquation avec les compétences exigées sur le marché de l’emploi, leur reconnaissance laisse souvent à désirer. «Il y a dans certains cas un manque de transparence dans les cursus, ainsi que dans les méthodes d’évaluation des compétences acquises», souligne Christian Lettmayr. Certains diplômes d’entreprise, même s’ils s’appellent «master» et sont délivrés par une «université», ne permettent pas de poursuivre ses études ou une carrière de recherche dans une institution universitaire. La «Singularity University», financée entre autres par Google sur le campus de la Nasa dans la Silicon Valley, ne comprend en fait qu’un atelier de dix semaines.

La reconnaissance passe en général par une collaboration avec une institution académique officielle: comme par exemple le campus londonien de Sotheby’s qui est affilié à l’Université de Manchester. Le Condé Nast College envisage une coopération similaire afin de proposer des cursus complets de bachelor et de master.

Ces inconvénients ne découragent aucunement les étudiants: les établissements interrogés déclarent tous devoir refuser une pléthore de candidats chaque année. Ces écoles représentent un tremplin inégalable pour entrer dans les entreprises qui les financent – mais pas seulement: «De nombreux diplômés de notre institut occupent des postes chez nous, mais plus de 6’000 d’entre eux travaillent dans d’autres organisations et entreprises actives dans le marché de l’art», précise David Levy de Sotheby’s.

L’université du burger

«Les écoles d’entreprises ont un intérêt évident lorsque les connaissances exigées par ces grands groupes ne peuvent être enseignées à grande échelle par les universités classiques, ajoute Christian Lettmayr du Cedefop. Mais il faut faire attention aux cursus trop spécialisés, qui diminuent les possibilités de mobilité professionnelle future.» Pour le spécialiste, ce type d’établissement ne représente pas une solution à la future pénurie de talents. «Il faut se rappeler que 99% du tissu économique européen est composé de petites et moyennes entreprises. C’est pourquoi l’avenir de la formation réside davantage dans les partenariats entre les entreprises, les écoles et les universités, ainsi que dans la formation continue. Les écoles d’entreprises resteront une niche.» Ces dernières peuvent se montrer exigeantes: la filiale chinoise de la Hamburger University de McDonald’s qui enseigne le management de la restauration rapide n’accepte que 1% des candidats. Soit cinq fois moins que Harvard.
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Une version de cet article est parue dans le Magazine Reflex (no 23).