Les restaurants et cafés romands n’hésitent plus à s’équiper de caméras de surveillance. Clients filmés, employés observés: les spécialistes de la protection des données s’alarment.
Assis dans un bistrot, vous savourez un plat du jour. Soudain, votre regard se pose sur un discret petit dôme de verre fixé au plafond. Oui, il s’agit bien d’une caméra. Vous êtes filmé! Rien d’extraordinaire à cela: de plus en plus de restaurants et de cafés installent des systèmes de vidéosurveillance.
«Nous constatons la tendance depuis un ou deux ans», indique Eliane Schmid, porte-parole du Préposé fédéral à la protection des données. Pour observer le phénomène, il suffit de se rendre à la rue du Mont-Blanc, une artère piétonne du centre-ville de Genève. La plupart des établissements de restauration, grandes chaînes aussi bien que petites enseignes, y sont munis de caméras.
24h/24
Les restaurateurs invoquent des raisons de sécurité. C’est le cas des Brasseurs, à Lausanne, qui dispose de six caméras tournant 24h/24 aux entrées et aux sorties de l’établissement. «Elles servent surtout à surveiller la brasserie lorsque nous sommes absents, explique Didier Guersing, directeur de la succursale. En cas de problème, une alarme se déclenche et il est possible de voir en direct ce qu’il se passe. Nous ne savons pas si c’est l’effet des caméras, mais nous constatons aussi moins de vols dus à des pickpockets que par le passé.»
Aux Brasseurs, les clients sont prévenus de la présence de caméras par un signe sur la porte et les employés informés dans leur contrat. Les images sont conservées 72 heures. Holy Cow, une chaîne locale de fast-food, dispose aussi de caméras qui couvrent toute la surface de ses restaurants, sauf les cuisines. «Il est de notre devoir de protéger nos clients et de pouvoir aider la police en cas d’infraction», indique Ian Young, directeur adjoint, tout en soulignant que les vols sont rares.
L’entreprise de sécurité Prodis, basée à Rolle (VD), confirme l’intérêt de la branche. La société compte une quarantaine de restaurants, bars et salons de thé parmi ses clients. La croissance du secteur a atteint 28% en 2013. «De manière générale, nous assistons à une hausse importante de la demande pour la vidéosurveillance, note Stephan Jean, responsable marketing de la société. Auparavant, les dispositifs étaient difficiles d’accès. Aujourd’hui, il existe des produits de qualité à bas prix, ce qui incite les commerces à s’équiper.»
Employés espionnés
Mais la tendance pose problème. Difficile de savoir quel usage les restaurateurs font réellement des images car il n’existe pas de contrôle systématique. Pour la porte-parole du Préposé fédéral à la protection des données, Eliane Schmid, «il n’est pas normal qu’un établissement enregistre quand et avec qui ses clients mangent. Si les personnes peuvent être identifiées, il s’agit d’une atteinte à la sphère privée. Pour que cela soit légal, les restaurateurs sont tenus de respecter certaines règles.» Les zones filmées doivent être clairement délimitées et les clients avertis avant d’entrer dans le champ de la caméra. «Certains restaurants ne le font pas, ou pas de manière adéquate. Le signe doit être visible. Un petit autocollant sur la porte à la hauteur des pieds ne suffit pas!»
Encore plus inquiétant, certains restaurateurs utilisent les caméras pour contrôler le comportement de leurs employés, une pratique interdite par la loi. «Nous découvrons parfois des caméras dans les chambres froides ou les cuisines, indique Arnaud Bousquet, inspecteur du travail pour le Canton de Genève. Avec l’apparition de nouvelles technologies qui permettent de zoomer avec une grande précision et même de visionner les images depuis un smartphone, nous rencontrons davantage de situations qui nécessitent d’ouvrir une procédure. Actuellement, nous sommes confrontés à quelques dizaines de cas problématiques par an.»
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TEMOIGNAGE
«Un de mes patrons nous observait à distance, depuis son smartphone»
M., 26 ans, employé dans la restauration depuis 5 ans à Genève
«J’ai travaillé dans plusieurs établissements ces dernières années et la plupart possédaient un système de vidéosurveillance. Etre filmé huit heures par jour met très mal à l’aise. J’ai conscience de la présence des caméras et ne sais pas comment me comporter. Parfois, j’en fais trop pour me faire bien voir. A mon avis, les caméras sont là davantage pour nous surveiller que pour la sécurité des clients. Un de mes patrons nous observait à distance, depuis son smartphone. Une fois, il m’a téléphoné car il trouvait que j’avais passé trop de temps aux toilettes. Lors d’une autre occasion, il m’a montré les images d’un collègue et s’est moqué de lui. Je n’ai jamais été informé de la présence de caméras lors de mes engagements. Il est difficile d’aborder le sujet avec son patron: on n’en parle simplement pas.»
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REACTIONS DE CLIENTS
«On est suivi en permanence»
May, employée de banque
«Je suis archi-contre. Je comprends qu’ils installent des caméras pour la sécurité mais je ne suis pas du tout rassurée, au contraire. On est suivi en permanence. Mais je suis consciente de participer à ce climat rien qu’en possédant un téléphone portable. Et, pour être honnête, la présence de caméras ne m’empêchera pas de retourner dans un établissement que j’apprécie.»
«Je ne le ressens pas comme une atteinte à ma vie privée»
Damien, employé dans la restauration
«Si on n’a rien à se reprocher, je ne vois pas le problème. Je ne ressens pas cela comme une atteinte à ma vie privée. J’ai le sentiment qu’il y a pas mal de vols à Genève. Du coup, c’est bien pour les commerçants. Il faut cette sécurité.»
«Il faut voir la réalité en face»
Chokri, architecte
«D’un point de vue éthique, je suis plutôt contre. Mais il faut voir la réalité en face. La vidéosurveillance représente une atteinte à la sphère privée mais elle dissuade aussi les pickpockets. Genève est une ville en mutation, on doit s’adapter. Dans des grandes métropoles comme Paris ou Londres, les caméras sont déjà omniprésentes.»
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Une version de cet article est parue dans Le Matin.
