KAPITAL

Gillette, le gourou du jetable

La marque américaine subit aujourd’hui la mode de la barbe de trois jours en Occident. Mais dans les pays émergents comme l’Inde, son ascension ne fait que commencer. Portrait.

L’année 1895 avait mal commencé pour King C. Gillette. Ce socialiste utopiste se sentait pris au piège dans son emploi de vendeur de bouchons de liège. Il ne voyait pas comment progresser. Jusqu’au jour où il eut une révélation: pour prospérer en affaires, il fallait créer une demande pour un bien que les consommateurs seraient obligés de remplacer à intervalles réguliers. Et pour les fidéliser, pourquoi ne pas leur offrir un outil qui ne fonctionnerait qu’avec ses produits? Un nouveau modèle d’affaires était né. Celui-là même qui sous-tend aujourd’hui le marché des imprimantes et de leurs cartouches ou des machines à café et de leurs capsules.

A l’époque de King C. Gillette, on se rasait avec une lame épaisse qui devait être taillée régulièrement. Ce natif du Wisconsin décide donc de lancer, en 1903, la première lame jetable. Plus fine, elle était la seule à pouvoir se fixer sur le rasoir que l’entrepreneur offrait gratuitement à ses clients. «Au début, les gens étaient sceptiques: on n’avait pas l’habitude de jeter des choses à l’époque, relate Matthew Pisarcik, le créateur du site razorarchive.com. King C. Gillette a dû continuer à offrir un service de taille de lames durant plusieurs années, avant que le public ne se fasse à l’idée du jetable. Mais il est finalement parvenu à imposer sa vision et à changer les habitudes de sa clientèle.»

L’homme d’affaires a renforcé son assise durant la Première Guerre mondiale, en fournissant des kits de rasage à l’armée. «De retour à la vie civile, les soldats ont continué à utiliser les produits Gillette. Ils étaient devenus des clients à vie», relève ce passionné de rasoirs vintage. Ce sera le début d’une longue série d’innovations, qui ont permis à Gillette, aujourd’hui propriété de Procter&Gamble (P&G), de toujours conserver une longueur d’avance sur ses concurrents. «A chaque fois qu’une imitation voyait le jour ou qu’un brevet arrivait à échéance, la firme mettait sur le marché un nouveau modèle», explique-t-il.

Le rasoir à cinq lames

En 1971, elle lance le premier rasoir à cartouche, le Trac II. Il sera suivi de la tête pivotante de l’Atra en 1977, des lames sur ressort du Sensor en 1990 et des trois lames du Mach 3 en 1998. Confronté au Quattro de Wilkinson, un rasoir à quatre lames mis sur le marché par son principal compétiteur en 2004, Gillette sort en 2006 le Fusion, muni de cinq lames. Ce rasoir ultime, que la marque a mis huit ans à développer, a donné lieu à 20 patentes. Il comporte même une sixième lame cachée à l’arrière pour les finitions. Il en existe une version munie d’une poignée vibrante et une autre, lancée en 2010, dont les lames sont recouvertes d’un revêtement spécial anti-résistance.

Ali Dibadj, analyste chez Alliance Bernstein, pense que cette fuite en avant dans l’innovation a atteint ses limites: «Le modèle d’affaires de Gillette repose sur l’idée que le client sera toujours prêt à payer plus pour un matériel de rasage de meilleure qualité, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, surtout depuis la crise de la fin des années 2000.» Les hommes cherchent des alternatives moins chères ou changent de lames moins souvent.

Autre écueil: les gens se rasent tout simplement moins, particulièrement dans le monde occidental. La mode de la barbe de trois jours et de la moustache a érodé les ventes de Gillette. Sans oublier «les personnes au chômage et les personnes âgées, toujours plus nombreuses en Europe et en Amérique du Nord, qui n’ont plus besoin de se raser tous les jours», complète Ali Dibadj.

Gillette reste toutefois le leader incontesté sur tous les marchés où il est présent, avec une part du gâteau oscillant entre 80% aux Etats-Unis et 50% en Asie, mais il a commencé à céder du terrain à ses concurrents, «notamment en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest», souligne Nicole Tyrimou, analyste chez Euromonitor. Sur ce dernier marché, la part de Gillette est passée de 67,5% en 2005 à 64,5% en 2012, alors que celle de Wilkinson augmentait de 14,7% à 15,5%.

Potentiel en Inde

Plutôt que d’innover dans le haut de gamme en lançant des rasoirs munis de lames chauffantes ou en céramique (deux des brevets déposés récemment par Gillette), Ali Dibadj estime que la société ferait mieux de se concentrer sur la fourniture de rasoirs bon marché. Car si Gillette essuie quelques revers sur ses marchés traditionnels, ce n’est pas le cas dans les pays émergents. «La marque est très présente en Amérique latine, au Brésil et en Inde, note Nicole Tyrimou. L’émergence d’une classe moyenne en a fait des marchés en plein essor pour les rasoirs. L’Afrique et le Moyen-Orient présentent également des opportunités.» Seul le Japon, dominé par Wilkinson, ainsi que la Chine et la Corée du Sud, qui comptent plusieurs acteurs locaux, semblent lui avoir échappé.

Gillette a d’ailleurs su adapter son offre aux marchés émergents. Une équipe de Procter&Gamble s’est par exemple rendue en Inde pour étudier les mœurs de rasage locales, y effectuant des milliers d’interviews et de visites à domicile. «En Inde, un demi-milliard d’hommes se sert toujours d’un rasoir de sûreté, une technologie vieille de plus d’un siècle, car il n’existe pas d’alternative sûre et bon marché», décrit la firme. Ce constat l’a amené à lancer en 2010 le Gillette Guard, un solide rasoir muni d’une seule lame et vendu 15 roupies (20 centimes). Aujourd’hui, ce modèle représente plus de la moitié des ventes de rasoirs dans le sous-continent.

Mais Gillette n’a pas encore brûlé toutes ses cartouches dans le monde occidental. «De plus en plus d’hommes rasent des parties de leurs corps autres que leur visage, indique Nicole Tyrimou. Cela représente un marché très prometteur.» Ils sont déjà 29% à le faire aux Etats-Unis, 49% en Grande-Bretagne et 56% en Allemagne. Ce n’est pas passé inaperçu chez Procter&Gamble: la firme a enregistré ce printemps la marque «Gillette Body» et vient de déposer un brevet sur le rasage corporel.
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Un marketing de génie

Le succès de Gillette est en partie bâti sur une habile stratégie de communication. Tour d’horizon des campagnes les plus originales.

Le rasoir des stars du sport

Gillette a été l’une des premières marques à enrôler des sportifs pour promouvoir ses produits, sponsorisant le baseball américain dès les années 1940. Aujourd’hui, elle fait appel à des stars internationales comme Roger Federer, Thierry Henry ou Tiger Woods, mais aussi à des gloires locales, comme le joueur de cricket indien Rahul Dravid, le pilote de moto turc Kenan Sofuoglu ou le footballeur sud-coréen Park Ji-sung, qui lui permettent de séduire les marchés émergents.

Kiss and tell

En 2013, Gillette mène un grand test auprès des femmes, leur demandant d’embrasser leur partenaire avant et après le passage de la lame: deux sur trois préfèrent les hommes rasés de près.

Soldier for women

Une campagne lancée en Inde suite au viol et au décès fin 2012 d’une jeune femme met en scène une galerie d’hommes glabres, les présentant comme des «soldats» au service des droits des femmes.

Génération Y

L’application pour mobiles uArt de Gillette permet de rajouter une moustache ou une barbe sur son visage, puis de les raser. Le jeu vidéo «The Undetectables», inspiré de «Mission Impossible», sert à retrouver un rasoir Gillette volé par le 5 O’clock shadow (la barbe de fin de journée).

Autodérision

Une publicité datant de 2010 imagine une société où le mullet serait revenu à la mode. On y voit des hommes rasés de près, mais portant la fameuse coupe de cheveux des années 80.–
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 6 / 2013).