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«Salut, comment je peux t’aider»

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«Alors, tu aimerais quel style de coupe?» L’accueil réservé au client dans le salon de coiffure genevois Rhizone est plutôt familier. «Tutoyer a fait partie de notre identité dès le départ, explique le patron, Patrice Morel. Nous souhaitons créer ainsi un contact plus intime. Cela nous permet de mieux comprendre la particularité du style de chacun.» Et comment réagissent les gens? «Très bien, la plupart du temps. Certains apprécient moins, mais on ne peut pas plaire à tout le monde.» Fondé il y a treize ans, le salon Rhizone faisait alors figure de pionnier en tutoyant ses clients.

Depuis, d’autres commerces s’y sont mis. Un phénomène qui s’explique par l’influence de la culture anglo-saxonne, de l’internet, par l’héritage de mai 68 et par une nouvelle génération qui utilise de moins en moins le vouvoiement.
Un «tu» ciblé. Des entreprises suisses de grande envergure ont désormais aussi adopté le tutoiement de leur clientèle, au travers des publicités, du site internet ou même du service client. C’est le cas d’Ikea ou d’Orange, qui ont comme politique de systématiquement tutoyer leurs consommateurs. D’autres, comme Migros ou Sunrise, préfèrent le tutoiement partiel. «Nous avons comme règle générale de vouvoyer nos clients, explique Martina Bosshard, porte-parole du géant orange. Mais nous les tutoyons sur Facebook, Twitter et notre site Migipedia, ainsi que dans certaines publicités. Toute la communication de la marque M-Budget utilise le tutoiement.» Chez Sunrise, plusieurs publicités tutoient les clients. Mais c’est uniquement la catégorie des moins de 30 ans qui a droit au tutoiement systématique.

«La dimension culturelle est très importante dans le choix du pronom, précise Fabrice Vincent, professeur en marketing digital et communication à l’école CREA de Genève. Orange et Ikea ne tutoient pas leurs clients en France. En Suisse, le plurilinguisme favorise un usage plus décomplexé du français, moins académique.»

Plusieurs observateurs remarquent également que le tutoiement du consommateur est mieux accepté en Suisse alémanique. Côté romand, il arrive que la pratique passe mal: «Migros Genève a essayé le tutoiement pour une annonce à Paléo, raconte Martina Bosshard. Mais nous avons reçu des remarques et cette expérience ne sera pas renouvelée.» Sur les forums internet des marques qui tutoient leur clientèle, on peut d’ailleurs régulièrement lire les posts de clients courroucés.

«Dans son usage courant, le tutoiement marque une familiarité qui sera diversement appréciée selon les âges, les cultures ou les habitudes, explique la linguiste Stéphanie Pahud. Certains clients peuvent l’interpréter comme un manque de respect et être agacés par son côté “arnaque conviviale”.»

Patrick Amey, chercheur en communication au Medialab de l’Université de Genève, observe que «beaucoup d’entreprises de télécommunication utilisent des expressions branchées sans queue ni tête, des slogans en anglais et s’adressent aux jeunes par le “tu”. Mais cette stratégie de rapprochement forcé ne garantit pas le succès: tutoyer choque ou énerve certains, car cela remet en cause la distance et le territoire de l’individu.»

Pour être bien reçu, le tutoiement d’une entreprise doit relever d’une stratégie bien étudiée. Il peut se révéler efficace auprès des jeunes, pour intégrer une communauté ou une tribu. «Mais il s’agit d’un outil à manipuler avec la plus grande prudence, poursuit Fabrice Vincent, professeur à l’école CREA. Le tutoiement indique le degré d’autorité et d’excellence dans un secteur d’activité. C’est pourquoi on imagine difficilement des marques de luxe, comme Rolex ou Vacheron Constantin, tutoyer leurs consommateurs.»

L’un des dilemmes auxquels sont actuellement confrontées les entreprises consiste aussi à savoir quel pronom adopter sur les réseaux sociaux, où le tutoiement représente la règle. Là encore, la précaution reste de mise, comme le souligne Fabrice Vincent: «Une marque qui tutoierait ses consommateurs alors que sa ligne de produits ne tiendrait pas compte des valeurs de l’ère 2.0 se verrait immédiatement sanctionnée. Certaines l’ont compris à leurs dépens après avoir essuyé les foudres des internautes à la suite d’un bad buzz.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.