LATITUDES

Offre de drogues: l’overdose

Alors que la criminalité baisse de façon générale en Suisse, le secteur du trafic de drogue explose. Il est toujours plus facile de se procurer cocaïne et ecstasy. Notre test à l’appui.

Les dernières statistiques de la criminalité au niveau suisse présentent un recul général. Par contre, dans le détail, certains domaines sont en augmentation, notamment les infractions à la loi sur les stupéfiants. C’est en effet devenu un jeu d’enfant de se procurer de la drogue.

Exemple un samedi soir au centre-ville de Genève. Devant l’Usine, haut lieu de la vie nocturne, un groupe de dealers attend le client. Je m’approche. «Tu cherches quelque chose?» me lance l’un d’eux en anglais. «Qu’est-ce que tu as?» «Cocaïne, ecstasy, cannabis, tout ce que tu veux!» Tarifs: 100 francs le gramme de poudre, 20 francs la pilule d’amour. Je demande à voir. Il passe la main derrière une cache et en ressort un sachet rempli de comprimés bleus. Il m’en tend un sans se soucier des passants. Je prends son numéro et prétends le rappeler. L’échange aura duré moins de trois minutes.

A Genève, et ailleurs en Suisse romande, il y a overdose de l’offre: les drogues s’achètent facilement, partout. Dans la seule ville du bout du Léman, le nombre de dealers de rue, principalement originaires d’Afrique de l’Ouest et du Nord, est estimé à 200 par la police. Lausanne, mais aussi Neuchâtel, n’y échappe pas. Les prix ont dégringolé: la cocaïne se négocie désormais à des tarifs aussi bas que 70 fr. le gramme, contre 300 à 600 fr. dans les années 1980.

Banalisation

De quoi attirer des jeunes qui carburent toujours plus aux «drogues récréatives». Tandis que les études montrent que la consommation d’ecstasy et d’autres substances de synthèse reste relativement stable et confinée surtout aux soirées techno, celle de la cocaïne ne cesse d’augmenter et touche désormais toutes les classes sociales. Entre 2002 et 2007, le nombre de 15-39 ans ayant sniffé au moins une fois de la coke est passé de 2,9% à 4,4%, selon l’Office fédéral de la statistique. En 2012, 7,2% des 25-34 ans ont testé la poudre, selon le Monitorage suisse des addictions. Des chiffres «sous-estimés», selon le bureau lausannois Addiction Suisse.

Ils sont probablement bien plus élevés dans les milieux festifs: plusieurs enquêtes portant sur les eaux usées des centres urbains suisses ont montré que la concentration de cocaïne y est jusqu’à quatre fois plus élevée durant les week-ends et lors d’événements musicaux qu’en semaine. Dans les bars et discothèques des grandes villes romandes, il suffit de passer le doigt sur la chasse d’eau des WC pour s’apercevoir que les clients ne font pas seulement la queue pour se soulager la vessie. Une serveuse d’un club genevois s’agace: «Ce soir, personne ne commande d’alcool, tout le monde demande de l’eau, devinez pourquoi…»

«S’il y a tous ces dealers, c’est qu’il y a une demande, il ne faut pas se voiler la face», lance Pierre Godio, porte-parole du pool Lausanne la Nuit, qui regroupe une trentaine d’établissements. Les revendeurs de trottoir ne représentent clairement pas l’ensemble du trafic, mais ils facilitent les achats compulsifs, particulièrement en soirée. «La consommation de cocaïne est préoccupante car cette substance s’est banalisée, renchérit Corine Kibora, porte-parole d’Addiction Suisse. Elle est considérée comme une drogue festive sans grand risque alors qu’elle est dangereuse.»

Prévention insuffisante

Tous les patrons de lieux de sortie nocturne interrogés disent appliquer la «tolérance zéro». «A Lausanne, les vérifications ont été renforcées, précise Pierre Godio. Depuis l’année dernière, il y a obligation d’effectuer des contrôles avec des agents qui tournent à l’intérieur et à l’extérieur des boîtes de nuit. A l’entrée, les fouilles sont systématiques. Mais la quantité de dealers de rue ne diminue pas et cela pose un gros problème. On a aussi l’impression que les consommateurs n’ont plus peur de se faire attraper.»

Les acteurs de la nuit déplorent l’insuffisance de moyens alloués à la prévention en Suisse romande, et en particulier l’absence de «drug testing» (possibilité pour les consommateurs de faire analyser leur drogue), pratiqué outre-Sarine. «Parmi les quatre piliers mis en place par la Suisse (prévention, thérapie, réduction des risques, répression et régulation du marché), le plus fourni en moyens est celui de la répression, regrette Corine Kibora. Le modèle de prohibition montre pourtant ses limites. Son but est qu’il n’y ait pas de consommation, or il y en a. »
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TÉMOIGNAGE

«La moitié de mes amis ont essayé»

Robin, 28 ans, a expérimenté cocaïne, MDMA, LSD, kétamine… Employé d’un prestigieux groupe présent à Genève, il est l’exemple même du consommateur «festif» bien intégré socialement.

«J’ai pris des stimulants pour la première fois à 25 ans. De la méphédrone (aux effets proches de l’ecstasy), lors d’un festival durant un échange Erasmus. Par curiosité et car j’avais confiance dans les personnes qui en prenaient. De retour à Genève, je n’ai plus rien touché pendant des mois. Puis je me suis rendu compte que beaucoup de mes proches consommaient. J’en prends seulement dans un cadre festif, pour mieux ressentir la musique. Je ne suis pas un amateur de cocaïne: j’ai dû en prendre six à sept fois. Je préfère la MDMA. En général, je me fournis par des amis. On anticipe avant de sortir. Il nous est arrivé d’acheter dans la rue. C’est ultrafacile. Tu sors, tu demandes, t’es servi! Ce qui me faisait peur, au début, c’était de tomber dans l’addiction. Mais je crois que ce danger est surtout valable pour ceux qui se droguent pour accroître leur confiance en eux. Moi, je suis au clair avec moi-même. »
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INTERVIEW

Daniele Fabio Zullino Médecinchef du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève.

Quels sont les risques immédiats liés à la cocaïne?

Cette drogue pose principalement problème au niveau cardiovasculaire. Elle peut causer des infarctus, même chez des consommateurs occasionnels. La cocaïne augmente aussi la prise de risque et l’irritabilité. Mélangée avec l’alcool, ce qui est habituel, elle entraîne la formation d’une substance appelée cocaéthylène, particulièrement toxique pour le foie et les nerfs et qui rend encore plus agressif.

Devient-on facilement accro?

Un tiers des consommateurs réguliers (deux à trois fois par semaine) développent une addiction. Cela veut dire qu’ils prennent de la cocaïne même quand ils ont décidé de ne pas le faire. Pour les consommateurs occasionnels, le risque est moindre. La cocaïne reste moins addictive que la nicotine.

Ceux qui consomment de temps en temps en soirée sont donc à l’abri?

Il y a toujours un risque. Le contexte joue un rôle important. Si quelqu’un consomme de la cocaïne à chaque fois qu’il fait la fête, avec le même type de musique et les mêmes personnes, les risques qu’il en reprenne dans cette situation s’accroissent.
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Une version de cet article est parue dans le quotidien Le Matin.