LATITUDES

Il fait des médicaments avec du cannabis

Le pharmacien bernois Manfred Fankhauser fabrique des produits à base de chanvre pour des patients souvent gravement malades. Sa démarche est unique en Suisse. Rencontre.

On l’imagine un peu hippie, cheveux longs et pull tricoté. Le cliché s’évapore instantanément. Manfred Fankhauser porte une blouse blanche et des petites lunettes d’étudiant raisonnable. «Je suis un type sérieux, sourit-il. Je ne fume pas. J’ai tiré sur un joint une fois dans ma vie à l’âge de vingt ans, pour essayer. Je préfère un bon verre de vin!»

Dans sa pharmacie de Langnau, un paisible village de l’Emmental (BE), Manfred Fankhauser élabore et commercialise depuis 2011 des médicaments à base de cannabis, une exception en Suisse. Sa matière première ne pousse pas dans les champs alentours, mais au bord du lac de Constance, dans un endroit «caché et protégé». Une petite culture d’environ 120 plantes qui suffit pour une année et demie de production. La récolte est d’abord transportée chez un chimiste, qui en extrait de la teinture mère (un concentré liquide), avant d’atterrir dans le laboratoire du pharmacien pour le dosage du produit fini. Il contient deux principes actifs: du THC, la molécule qui possède un effet planant, et du cannabidiol. Manfred Fankhauser fabrique aussi un autre médicament, uniquement à base de THC, appelé Dronabinol. Ici, point de champ ni de récolte: le THC est synthétique et importé d’Allemagne, où il est fabriqué à partir d’écorce de citron.

Les deux préparations se vendent sous forme de gouttes. «Cela permet de contrôler les doses de manière précise, souligne Manfred Fankhauser. En général, les prescriptions vont de 2 à 10 mg de THC par jour.» Bien moins que les quantités inhalées avec un joint, qui oscillent entre 20 et 30 mg.

Solution miracle?

Le fils de paysan de 51 ans a déjà conseillé et traité 850 patients. Les indications sont nombreuses: le cannabis est utilisé pour combattre nausées et perte d’appétit chez les personnes atteintes de cancer, crampes et spasmes liés à la sclérose en plaques ou encore douleurs chroniques. «Les patients font appel à nous quand les autres traitements n’ont pas fonctionné», explique Manfred Fankhauser. Claude Vaney, médecin chef du service de neurologie de la Clinique Bernoise Montana, à Crans-Montana (VS), confirme: «Pour la sclérose en plaques, le cannabis constitue une bonne option quand les médicaments classiques n’agissent pas ou pas suffisamment. Il ne représente pas une solution miracle, mais environ la moitié des patients se sentent vraiment mieux.» Et les effets secondaires? «Le produit est légèrement sédatif. Les doses thérapeutiques étant très faibles, les effets psychotropes sont minimes. Il est en général bien supporté.»

La démarche n’a rien d’illégal! En principe, toutes les pharmacies pourraient produire des médicaments à base de cannabis depuis une révision de la loi sur les stupéfiants en 2008. La substance demeure interdite, mais l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) accorde des licences spéciales pour l’usage médical. «Les procédures sont longues et compliquées. Il faut aussi connaître la plante, raconte Manfred Fankhauser. Je m’y intéresse depuis longtemps car j’y ai consacré mon doctorat. Au final, je suis le seul à m’être lancé.» De la part du patient aussi la persévérance est de rigueur. Pour obtenir le médicament, son médecin doit adresser une demande à l’OFSP. Et le coût élevé — entre 5 et 30 francs par jour selon les prescriptions — n’est pris en charge par les caisses maladie qu’au cas par cas.

Une longue tradition

Manfred Fankhauser est toutefois loin d’être un précurseur. Les Romains et les Grecs employaient déjà le chanvre comme remède. La pratique était aussi très courante en Suisse, rappelle le pharmacien. «Au début du XXe siècle, la substance n’était pas considérée comme un stupéfiant: l’Université de Berne y consacrait des dizaines de recherches et de grandes entreprises pharmaceutiques comme Hoffmann-La Roche, l’ancêtre de Roche, l’utilisaient dans leurs préparations.» Le produit a peu à peu disparu au profit de nouveaux médicaments, comme les barbituriques ou la morphine. Les difficultés d’importations pendant la Deuxième Guerre mondiale – la plante était cultivée en Inde à l’époque – ont encore compliqué la donne. Le cannabis a finalement été diabolisé et banni dans les années 1960 pour son effet euphorisant.

Mais la méfiance s’amoindrit. Depuis une vingtaine d’années, les propriétés médicinales du chanvre font à nouveau l’objet de recherches dans le monde entier. «L’attitude change, se réjouit Manfred Fankhauser. Je ne rencontre plus que très rarement des gens totalement fermés à la question.» Autre signal: le Sativex, un médicament en spray à base de cannabis déjà en vente dans plusieurs pays européens, a été autorisé en Suisse et devrait arriver sur le marché au mois d’avril. Pour cette préparation, exclusivement destinée aux malades souffrant de sclérose en plaques, plus besoin d’autorisation spéciale.
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TEMOIGNAGE DE PATIENT

«Je revis»

Philippe Süsstrunk, 61 ans, est atteint de sclérose en plaques depuis 1990. «Je souffrais de crampes et de spasmes dans tout le corps, accompagnés de douleurs insupportables. Les médicaments myorelaxants (pour décontracter les muscles), que je consommais aux doses maximales, ne m’apportaient rien: je me sentais comme un morceau de bois de la tête aux pieds. Je prends des gouttes de cannabis naturel trois fois par jour dans un peu d’eau depuis deux ans et je revis. Les spasmes et les crampes ont presque totalement disparu. J’ai pu supprimer les myorelaxants qui me rendaient vaseux et ne souffre d’aucun effet secondaire.» Pourtant, l’habitant de Fleurier (NE) n’est pas immédiatement emballé lorsque son médecin évoque cette option. «Je n’avais jamais touché au cannabis. La question a aussi provoqué de longues discussions avec ma femme et mon fils. Aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi la substance ne peut pas être utilisée plus librement.» Le traitement de Philippe Süsstrunk, qui touche l’assurance-invalidité, coûte 550 francs pour un mois et demi: une lourde charge financière que son assurance maladie n’a accepté de couvrir qu’au terme d’une bataille acharnée.
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Une version de cet article est parue dans le quotidien Le Matin.