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Pour une poignée d’avions suédois

Selon Ueli Maurer, tous les moyens sont bons pour vanter le Gripen: propagande puérile, tournée des popotes, coups de griffes contre la démocratie directe. Une campagne qui vole bas.

Voilà qui fait plaisir à voir. Un conseiller fédéral enthousiaste, rayonnant, qui mouille sa chemise, empoigne son bâton de pèlerin, sillonne inlassablement le pays. S’insinue même, tout sourire, jusque dans les écoles pour dispenser la bonne parole aux futures élites. Qui a un mot d’encouragement et d’innocente flatterie pour chaque ville, canton et région visités. Avec un matériel didactique adapté, ludique et rigolo — en l’occurrence un chalet de poupées à toiture amovible.

On aurait aimé constater autant d’énergie, d’inventivité et d’abnégation, autant de simplicité et de sincérité, autant d’efforts déployés par l’un ou l’autre des membres du gouvernement lors de la malheureuse votation du 9 février sur la libre circulation. Il ne s’agit ici hélas que d’Ueli Maurer en pleine retape auprès d’une population de plus en plus dubitative. Tâchant de la persuader que si la Suisse peut bien se couper du monde, cajoler les exilés fiscaux, planquer le magot de quelques dictateurs, snober sans dommage l’Union européenne, elle ne saurait en revanche se passer, sans risquer tous les calamités de la terre et toutes les plaies d’Egypte, d’une poignée d’avions suédois.

Durant cette tournée des popotes, le chef du département militaire, tout à sa petite propagande, n’hésite pas à comparer des pommes et des poires, des bombes et des livres. Sur cent francs dépensés par la Confédération, assène-t-il devant les élèves d’un collège fribourgeois, 14 centimes vont à l’achat des Gripen, 14 autres à leur entretien, quand 38 gros francs sont consacrés à l’éducation. Que faut-il comprendre? Que les pouvoirs publics en font trop pour l’école et pas assez pour la guerre? Ou que cette répartition est équitable?

A une étudiante lui faisant remarquer que ces 14 centimes représentent en réalité 3 milliards, qui se porteraient tout aussi bien dans les caisses de l’AVS, que répond l’homme aux poupées? Qu’il ne faut «pas mettre en concurrence les tâches de l’Etat». La jeune fille était sans doute trop bien éduquée pour rétorquer à un conseiller fédéral qui venait justement de jouer de cette concurrence: «Tu l’as dit bouffi.»

Surtout que Maurer n’en reste pas là. Ne se contente pas de laisser entendre que décidément, éduquer des têtes plus ou moins blondes, cela coûte bien cher. Emporté sans doute par son élan, il suggèrera dans la foulée que, tout comme avec l’achat du Gripen, on pourrait — mais ce n’est évidemment qu’un exemple au hasard choisi entre mille — «fixer dans une loi le versement de l’aide au développement et l’exposer pareillement à un référendum». C’est vrai ça: n’est-il pas insupportable que le peuple puisse se prononcer sur ce Graal indiscutable par nature qu’est l’avion de combat, mais pas sur les cacahouètes distribuées aux contrées nécessiteuses?

Quant au fameux chalet de poupées à toiture amovible, il sert au conseiller fédéral à imager son propos: «Une armée sans forces aériennes, c’est comme une maison sans toit.» Tant pis si, à l’image des quelques jets français rôdant bientôt autour de l’Ukraine dans le cadre d’un mandat de l’OTAN, l’usage d’avions de combat n’a plus guère de sens qu’au sein d’une défense commune, européenne et/ou atlantique. Comme la Suisse — Maurer et ses amis en tête — ne veut rien savoir des ménages communs et préfère la voie étroite du plaisir solitaire, nous voilà quasi contraints d’acheter un avion dont on sait déjà qu’il ne servira à rien.

Pourtant, les militaristes de tous poils et galons semblent considérer qu’être contre l’achat du Gripen s’apparente au crime d’Etat ou en tout cas à de l’insanité pure. La preuve: c’est de l’UDC, ce parti qui n’en finit pas de yodler sur tous les tons l’indépassable grandeur de la démocratie directe et l’infinie sagesse du peuple, qu’est venue la révélation. Ou plutôt que la méchante mèche a été vendue, par la voix de Thomas Hurter, le président blochérien de la Commission de politique de sécurité du Conseil national: en cas probable de refus populaire du Gripen, il serait toujours possible de l’acheter quand même, en prenant sur le budget ordinaire de l’armée. Au prétexte que le peuple ne se prononce que sur le financement, pas sur l’opportunité de posséder de tels engins, compétence qui évidemment le dépasse.

Que répondre face à un amour si variable et tellement opportuniste de la démocratie? On ne voit pas. Sauf peut-être cette autre question: ça va le chalet?