TECHNOPHILE

Drogués aux jeux sur mobile

Les jeux gratuits sur smartphone hypnotisent quotidiennement des centaines de millions d’adeptes. Décryptage des mécanismes qui peuvent mener à l’addiction, voire à la banqueroute.

Téléchargé plus de 500 millions de fois. En 2013, le jeu gratuit pour smartphone Candy Crush Saga a pulvérisé tous les records. Mais il n’est pas le seul à susciter un engouement massif. Clash of Clans, un autre jeu mobile, continue d’afficher environ quatre millions d’utilisateurs quotidiens, près de deux ans après son lancement. Qu’il s’agisse d’aligner des bonbons colorés dans Candy Crush ou d’édifier un village médiéval dans Clash of Clans, le principe est le même: l’action est courte, répétitive, très intuitive et affiche une difficulté progressive. Elle est aussi hautement addictive.

«La dépendance provient de la répétition rapide de récompenses, distribuées de manière aléatoire», explique Gabriel Thorens, médecin-adjoint au service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Sans oublier l’invitation à progresser — améliorer son score, atteindre le niveau suivant — qui encourage le joueur à répéter le même comportement. «Ce sentiment est en plus renforcé par la durée très courte des parties», ajoute Johan Jaquet, psychologue et chargé de prévention à la Fondation Neuchâtel Addictions. Apparemment inoffensifs, ces jeux fonctionnent en réalité comme des machines à sous, auxquelles on peut jouer plusieurs fois par minute.

Appellation trompeuse

Ces applications labellisées gratuites comportent un autre effet pervers: elles invitent rapidement l’utilisateur à passer à la caisse. Elles proposent différentes options payantes, la plupart du temps pour éviter d’attendre pour continuer à jouer. Ou pour progresser plus rapidement, par exemple en achetant des «vies» ou des outils spéciaux afin d’atteindre le niveau supérieur.

Mais pourquoi accepte-on de mettre la main au porte-monnaie? Pour Johan Jaquet, de la Fondation Neuchâtel Addictions, «si l’application Candy Crush coûtait dix francs, elle serait très difficile à vendre. Mais comme elle est gratuite au départ, la personne va plus facilement commencer à l’utiliser. Elle se prend au jeu, commence à bien le connaître, se l’approprie, ou en devient même experte.» Difficile alors de refuser lorsque le jeu demande un franc pour continuer la partie au lieu d’attendre vingt minutes.

«Les personnes plus sensibles aux récompenses rapides, plus impulsives, auront plus de peine à se maîtriser», analyse Gabriel Thorens, qui travaille également sur le programme NANT (Nouvelles addictions nouveaux traitements) des HUG. De plus, les achats sont intégrés de manière ingénieuse dans les jeux, ce qui tend à les automatiser.

Dans les faits, la majorité des joueurs s’arme de patience. Mais une petite minorité, de 1% à 3% selon les études, paie. Et dans cette minorité, seule une infime partie flamberait des sommes considérables. Pour le spécialiste genevois, «les personnes les plus à risque pour les addictions sont les mêmes que celles susceptibles de dépenser de l’argent pour ce type de jeux».

A ce jour, le programme NANT n’a pas encore reçu de demande de patient dépendant aux jeux sur smartphone. Même constat au Centre du jeu excessif du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne. «Les gens viennent consulter quand il y a des conséquences sévères», estime la psychologue Coralie Zumwald. Mais le phénomène pourrait bien faire son apparition dans le cadre médical: selon Gabriel Thorens, «il y a toujours un temps de latence entre le phénomène observé dans le grand public et les consultations».
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Les signaux de l’addiction

Perte de contrôle

La personne ne contrôle plus sa consommation. Elle joue plus longtemps et dépense plus d’argent que prévu. Elle n’arrive pas à modifier son comportement même en cas de conséquences négatives importantes, comme des problèmes financiers, un isolement social ou de mauvaises performances scolaires ou au travail.

Symptômes de sevrage

Si la personne n’a plus accès au jeu, elle devient stressée et irritable, et ressent une sensation de manque.

Perte d’intérêt

Le jeu prend le dessus sur toutes les autres activités, même celles qui étaient très appréciées auparavant.
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TEMOIGNAGE

«J’ai fini par craquer et payer»

Lorsque ses filles lui ont offert une tablette, Marie-Dominique était loin de se douter qu’elle compterait parmi les centaines de millions d’adeptes de la saga Candy Crush. Depuis une année, cette quinquagénaire aligne les fameux bonbons virtuels deux à trois fois par jour. «Je suis un peu accro», confie l’habitante de Bex (VD), tout en précisant qu’elle ne reste pas rivée à son écran dans l’attente de pouvoir rejouer. Elle avoue tout de même avoir mis la main au porte-monnaie. «Dernièrement, je suis restée bloquée au niveau 185 pendant deux mois. J’en eu tellement marre que j’ai fini par craquer et payer 13 francs pour passer au niveau suivant.» Cette maman de jour et caissière se fixe pourtant des limites et n’avait jusque-là cédé qu’à des sommes de deux ou trois francs. Mais la lassitude et «l’envie d’aller jusqu’au bout du jeu» l’ont emporté. En tout, elle a dépensé une centaine de francs depuis qu’elle a commencé à jouer et se trouve à présent au niveau 190 sur près de 500. Les tentations seront encore nombreuses…
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Une version de cet article est parue dans Le Matin.