Les scieries helvétiques disparaissent peu à peu. Un déclin accéléré par la force du franc et la concurrence étrangère.
L’industrie suisse du bois se meurt. Selon Economie forestière suisse (EFS), l’association faîtière des propriétaires de forêts, le pays comptait encore 1500 scieries il y a une quarantaine d’années, contre environ 720 en 1991. Aujourd’hui, elles ne sont plus que 300. Les raisons de cette érosion? L’évolution des applications du bois, mais aussi la concurrence étrangère, toujours plus marquée.
«Les scieries de moyenne à grande taille sont obligées d’exporter, le marché intérieur ne permettant pas d’absorber toute la production, détaille Bertrand Burgat, directeur de la scierie neuchâteloise Burgat. Or, avec un euro à 1,20 contre 1,50 ou 1,60 auparavant, il n’est plus possible de générer du cash-flow.» Elles doivent aussi faire face à l’augmentation des produits importés: «Les scieries suisses ne servent, dans de nombreux cas, plus que pour le dépannage.»
Toujours dans la région neuchâteloise, Christophe Bruchon a été obligé, comme beaucoup d’autres, de fermer sa scierie familiale l’année dernière. Les difficultés de son entreprise, située au Cerneux-Pequignot (NE), provenaient surtout de la concurrence allemande et autrichienne. Là aussi, la faiblesse de l’euro a représenté un fort handicap, incitant la clientèle à se fournir à l’étranger.
Pression de l’acier
Directeur de l’entreprise jurassienne Corbat Holding, Patrick Corbat constate également une forte hausse de la concurrence étrangère. Sa société, qui emploie 90 collaborateurs, est surtout active dans le domaine des feuillus (hêtre, chêne, frêne, érable).
«A cela s’ajoute le fait que le secteur n’est pas subventionné en Suisse à la première transformation, contrairement aux grosses unités présentes en Allemagne ou en France, ce qui fausse la concurrence», dit Patrick Corbat. Il espère néanmoins que le contexte écologiquement favorable au bois, soit la prise de conscience du changement climatique dans la population suite à des tragédies comme Fukushima, permettra de redécouvrir, dans les années à venir, le bois en tant que «matériau naturel, renouvelable et neutre en CO2».
Le segment des feuillus représente traditionnellement la plus grande valeur commerciale, mais perd des parts de marchés en Suisse: ces arbres sont de plus en plus souvent concurrencés par l’acier (dans les chemins de fer et les machines), le béton (construction), le plastique (fenêtres et outils) ou le carton (transport de marchandises). Les bois résineux, comme le sapin blanc et l’épicéa, trouvent, quant à eux, de moins en moins preneur chez les charpentiers et les constructeurs. En cause: la place croissante du lamellé-collé, qui n’est quasiment pas produit en Suisse et qui remplace toujours plus souvent la poutre massive dans la construction.
Patron de la scierie Despond à Bulle, dont la production annuelle de bois scié s’élève à 120’000 m3, Jean-François Rime se démarque grâce à la bonne conjoncture dans la construction ces dernières années en Suisse. Il ressent cependant, lui aussi, une concurrence de plus en plus marquée en provenance d’Autriche et d’Allemagne. Selon lui, l’un des principaux problèmes est que la Suisse ne compte pas d’usines spécialisées d’importance capables de livrer en grande quantité et rapidement les produits standards demandés par le marché, contrairement aux deux pays germanophones.
Baisse de la productivité
Pour Hansruedi Streiff, responsable de l’association Industrie du bois, il ne fait aucun doute que le bois importé exerce une forte pression sur les prix en Suisse. En plus des désavantages liés aux taux de change et aux salaires, il met l’accent sur les frais importants que doivent payer les scieries suisses pour les grumes, le transport et l’électricité. Ainsi, alors que la production annuelle des scieries indigènes s’élevait en 2006 à 2,73 millions de m3, elle a baissé aujourd’hui à environ 1,83 millions de m3.
Par ailleurs, bien que les scieries suisses tendent à devenir de plus grosses structures, la productivité du secteur ne cesse de baisser: l’association Economie forestière suisse relève que le volume scié par salarié a presque diminué de moitié entre 2007 et 2012, passant de 1’400 m3 à 760 m3.
Dans un rapport publié l’année dernière, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) indique que les conséquences du cours toujours bas de l’euro sur le marché sont variables: les scieries et les producteurs de dérivés de bois et de papier tournés vers l’exportation souffrent d’une nette perte de compétitivité en raison du renchérissement de leurs produits face aux produits étrangers. En revanche, les secteurs de la construction en bois, de la charpenterie et de l’aménagement intérieur s’en sortent mieux et restent bien occupés. Ces derniers réalisent leurs recettes en francs suisses et peuvent abaisser leurs coûts en achetant du bois ou des produits dérivés à des conditions avantageuses dans la zone euro.
«L’utilisation du bois dans la construction est en hausse, mais il s’agit principalement de bois étranger, indique Nicolas Joss, chargé d’affaires à l’Association forestière neuchâteloise (AFN). En d’autres termes, les propriétaires indigènes ne profitent pas de cette augmentation et la production tend à stagner.» Il ajoute que si la construction se porte actuellement bien en Suisse, les difficultés demeurent persistantes dans l’Union européenne, en dehors de l’Allemagne. Selon lui, pour exporter en France à un prix convenable, le taux de change devrait se situer autour de 1,40 francs pour un euro, au lieu du taux actuel d’environ 1,20 francs pour un euro.
Politiques et subventions
Une telle adaptation reste peu probable à court ou moyen terme. Cependant diverses pistes permettraient de favoriser l’utilisation du bois indigène et d’enrayer la disparition progressive des petites scieries régionales. Parmi celles-ci, maintenir des filières de proximité entre les bûcherons, les transporteurs et les scieurs semble primordial afin de conserver une possibilité d’écoulement. «Si tous les acheteurs de bois disparaissaient dans un rayon de 50 km, il deviendrait impossible de commercialiser certains types de bois, en raison des frais de transports trop onéreux», illustre Nicolas Joss, qui cite également l’importance de la promotion du label COBS (certificat d’origine bois suisse) et la pression sur les politiques pour une utilisation de variantes de bois dans les constructions publiques.
Concernant cette dernière option, Bertrand Burgat, directeur de la scierie neuchâteloise Burgat, énumère plusieurs exemples démontrant que la route est encore longue, tels que le Pont de la Poya à Fribourg «où tout le bois a été importé» ou les fenêtres du Palais fédéral, «importées de l’Est». Une ultime parade pourrait consister, selon lui, à subventionner les propriétaires forestiers. L’objectif: les inciter à couper et vendre leur bois aux scieurs à des prix permettant à ces derniers de transformer directement la matière en Suisse.
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Crédit image: Muses Touch
Une version de cet article est parue dans PME Magazine
