TECHNOPHILE

Don du sang: des critères trop sévères

Des milliers de donneurs potentiels en Suisse ne peuvent pas donner leur sang. Face a la menace de pénurie, les spécialistes remettent en question certaines mesures d’exclusion.

«La Suisse craint chaque année une pénurie de sang.» Le message de Rudolf Schwabe, directeur de l’organisation nationale du service de transfusion sanguine Croix-Rouge Suisse (CRS), est clair. Le pays est globalement autosuffisant mais plusieurs cantons comme Genève, Bâle ou Vaud doivent régulièrement faire appel à d’autres centres de transfusion suisses pour recevoir suffisamment de poches de sang. «Nous importons 10% de nos besoins chaque année, soit environ 3’000 poches sur les 30’000 nécessaires au canton de Vaud, explique Jean-Daniel Tissot, chef du Centre de transfusion sanguine du CHUV. Et ces besoins augmentent avec les avancées technologiques en matière de soins, qui permettent de traiter des patients toujours plus âgés.»

Globules rouges, mais aussi plaquettes et plasma sont prélevés lors d’un don de sang: trois composants utilisés principalement par les médecins des services d’onco-hématologie et de chirurgie hémorragique. «Malheureusement, quand nous faisons un appel au don de sang, nous envoyons un message contradictoire, poursuit le spécialiste. Nous cherchons toujours plus de donneurs et en même temps, nous refusons toujours plus de volontaires, les mesures de précaution étant très contraignantes.» Pour pouvoir donner son sang, il faut effectivement répondre à des critères très précis, qui peuvent exclure un volontaire de manière temporaire, voire définitive. Tour d’horizon des principaux obstacles au don de sang.

1. L’homosexualité

Les hommes qui ont des rapports sexuels avec des partenaires du même sexe entre 1977 — date de découverte du premier rétrovirus humain lié au sida — et aujourd’hui, sont exclus à vie du don de sang, au même titre que les personnes qui se droguent ou qui ont des rapports sexuels rémunérés. Emmanuel Rigal, chef du Centre de transfusion sanguine des HUG à Genève, s’interroge: «Il a été démontré qu’une poche sur 3 millions est contaminée tous les huit ans. En assouplissant cette mesure, le risque encouru serait de trois ou quatre personnes contaminées en plus par année en Europe. En termes relatifs, cela reste très faible. Mais quel est le seuil d’acceptabilité de la société d’un risque supplémentaire, même minime de transmission du virus du VIH? Le débat est plus sociétal que médical.»

Selon Jean-Daniel Tissot, «personne n’a le courage de prendre cette décision, mais la discussion sera relancée avec les nouvelles techniques médicales étudiées». En 2012, l’autorité Swissmedic a par ailleurs refusé d’entrer en matière après une année de débat parlementaire au sujet de cette mesure de précaution. «Tout risque avéré ou même suspecté pour les receveurs doit être écarté», tranche Hans-Beat Jenny, directeur adjoint de l’institut.

2. Le changement de partenaire sexuel

Fixé à 12 mois jusqu’en janvier 2012, le délai pour une personne qui a changé de partenaire avant d’être autorisé à donner son sang a été abaissé à quatre mois. Mais pour le chef des transfusions au CHUV, ce critère peut être repensé, notamment en tenant compte des relations protégées et de la valeur des tests pouvant compenser le risque d’infection: «Avec cette mesure, nous devons opposer un refus à pas moins de 30 à 40% des jeunes donneurs.» Au CRS, Rudolf Schwabe déplore lui aussi cette restriction: «La population de jeunes donneurs est importante, nous espérons réduire cette attente à trois mois.»

3. Les séjours à l’étranger

La malaria, le chikungunya et le chagas sont autant de maladies émergentes virales ou parasitaires qui empêchent temporairement le don de sang en Suisse. Aucune remise en question de ce principe n’est cependant envisagée. «Le risque de transmission d’un pathogène inconnu est encore trop élevé», explique Jean-Daniel Tissot. En 2013, c’est la fièvre du Nil occidental qui a paralysé les centres de prélèvements: les voyageurs de retour des Etats-Unis et du Canada, entre autres, devaient observer un mois de quarantaine. Un phénomène qui affecte particulièrement Genève, où la population est très mobile — il s’agit de l’un des cantons les plus concernés par la pénurie de sang.

4. La maladie de Creutzfeldt-Jakob

Tout individu ayant séjourné six mois au moins en Angleterre de 1980 à 1996 n’est pas autorisé à donner son sang. La maladie de Creutzfeldt-Jakob, virus apparu pendant ce laps de temps en Grande-Bretagne, a une période d’incubation très longue et les tests ne sont pas toujours en mesure de le détecter. En 2004, une variante de cette maladie, la «vache folle», a interdit de don toutes les personnes ayant déjà bénéficié d’une transfusion sanguine après 1980. «A cause de cette mesure, nous avons perdu 11% de nos donneurs, les plus fidèles, souligne Jean-Daniel Tissot. Cette règle devrait être rediscutée, voire supprimée. Comme pour la maladie de Creutzfeldt-Jakob, aucun cas n’a été observé en Suisse et la mesure n’est plus d’actualité.»

5. L’âge et le poids du donneur

Autorisé dès l’âge de 16 ans aux Etats-Unis, le don ne peut se faire avant 18 ans en Suisse. Une mesure acceptée par les spécialistes, qui évoquent le besoin de laisser aux patients le temps de grandir. Quant au poids minimum de 50 kg, rien ne devrait changer non plus. «Nous prélevons 450 ml de sang, ce qui n’est pas négligeable pour la santé du donneur, explique Jean-Daniel Tissot. Si nous prenions moins de sang à une personne de moins de 50 kg, c’est la qualité du sang qui ne serait plus optimale.»

6. La fréquence des dons

En Suisse, les femmes volontaires peuvent donner leur sang deux fois par année au maximum et les hommes trois fois, contre quatre et six fois respectivement en France. Emmanuel Rigal estime que la règle est satisfaisante: «Prélever plus serait faire prendre des risques chez les donneurs de diminuer leurs réserves en fer et causer ainsi une anémie mais aussi une fatigue chronique.» Jean-Daniel Tissot trouve même ce critère excessivement permissif: «Nous prélevons déjà trop sur les mêmes personnes en Suisse. Je préférerais qu’on augmente d’une fois et demie le nombre de donneurs et qu’on diminue d’une fois et demie le nombre de prélèvements chez nos volontaires.»
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Les solutions alternatives

1. Purifier le sang

La Suisse est pionnière du procédé dit «d’inactivation des pathogènes», qui consiste à détruire toutes les bactéries qui pourraient être présentes dans le sang et donc se rapprocher d’un sang pur. Cette technique est déjà réalisée sur les plaquettes et sur le plasma, deux composants du sang qui permettent la coagulation. Et les recherches sont en cours pour la suppression totale de ces agents néfastes dans les globules rouges. «Quand l’on saura également détruire les pathogènes dans les globules rouges, les risques d’infection seront maîtrisés. Tous les critères de restriction devront être revus», se réjouit Jean-Daniel Tissot.

2. Produire du sang artificiel

Il n’existe aujourd’hui toujours pas de substitut au sang, et les différentes recherches menées sur la fabrication de sang synthétique sont pour l’heure interrompues à la suite de complications sanitaires, telles qu’une augmentation du risque d’infarctus, comme l’a révélé une étude parue dans le «Journal of the American Medical Association» en 2008. En revanche, le développement de globules rouges à partir de cellules souches embryonnaires est en passe de devenir réalité. Le professeur Luc Douay, chef du Service d’hématologie à l’Hôpital Saint-Antoine de Paris, a mené un premier essai clinique réussi en 2011 et place ses espoirs sur une nouvelle cellule découverte en 2007 et baptisée «pluripotente induite», qui peut produire des globules rouges de façon illimité. «Le plus gros défi est de parvenir à adapter les conditions de culture en laboratoire à une production de volume industriel, explique-t-il. J’espère observer des premiers résultats d’ici à quatre ans.»

3. Diminuer les transfusions sanguines

Si le don de sang restera toujours nécessaire pour les cas d’urgences hémorragiques, les transfusions sanguines ne sont pas indispensables dans toutes les situations. «En réalisant un travail en amont dans les services hospitaliers, il est possible de réduire le besoin de don de sang au moins de moitié», assure Donat Spahn, chef du Service d’anesthésiologie de l’Hôpital universitaire de Zurich. Il a imaginé un concept, nommé «Patient Blood Management», qui vise trois objectifs: renforcer les examens médicaux des malades et les traiter contre toute anémie possible, avant hospitalisation; diminuer la perte de sang durant une opération par une révision de certaines techniques chirurgicales. Enfin, prévenir tout besoin postopératoire de transfusion par un traitement suffisant du patient en fer et érythropoïétine, une hormone qui augmente la production de globules rouges. Un programme-pilote est déjà instauré en Australie pour les chirurgies orthopédiques.
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Une version de cet article est parue dans le magazine IN VIVO.

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