KAPITAL

Red Bull: le sponsoring extrême

En moins de trente ans, la marque au taureau rouge s’est imposée dans le paysage des boissons énergétiques grâce à un sponsoring aussi novateur qu’agressif. Portrait.

Impossible d’avoir manqué l’événement: le 14 octobre 2012, Felix Baumgartner se jetait dans le vide à 39’000 mètres du sol. Les images ont fait le tour de la planète et avec elles, le logo ornant la combinaison du sportif et de sa capsule: celui de Red Bull, unique sponsor d’un événement certes spectaculaire, mais loin d’être une surprise. L’entreprise a toujours fait de l’extrême sa marque de fabrique.

Tout commence en 1982: Dietrich Mateschitz, responsable marketing d’un fabricant de dentifrice, se rend en Thaïlande. Il y découvre la vogue des boissons énergisantes produites entre autres par la marque Krating Daeng («buffle rouge»). Deux ans plus tard, Mateschitz s’associe au fabricant thaï, fonde Red Bull et lance sa propre version de la boisson asiatique sur le marché autrichien. Trente ans et près de 40 milliards de cannettes plus tard, le chiffre d’affaires de l’entreprise approche les 6 milliards d’euros et connaît une croissance insolente. Les cannettes bleu-argent et le fameux slogan de la marque («Red Bull donne des ailes») font aujourd’hui partie du paysage dans 165 pays. Une réussite qui ne doit rien au hasard.

Culture de l’interdit

«A l’origine, la marque s’est d’abord adressée aux 15-25 ans», explique le professeur Gary Tribou, spécialiste du marketing sportif à l’Université de Strasbourg. Red Bull s’est ainsi associée au monde de la nuit et des fêtes étudiantes, à grand renfort de soirées sponsorisées, et en jouant aussi sur l’attrait pour le fruit défendu: son produit est longtemps resté prohibé sur certains grands marchés. La France, par exemple, n’a autorisé sa vente qu’en 2008. «La marque s’est bien gardée de démentir certaines rumeurs concernant la taurine présente dans sa boisson: certains croient encore qu’elle est réellement extraite de testicules de taureaux…», sourit Gary Tribou.

Rapidement, Red Bull comprend qu’il lui faut sortir du milieu restreint des boîtes de nuit pour franchir un cap. Déjà associée à la fête, la marque décide de continuer dans la voie du marketing émotionnel. Si le sport est l’un des moyens rêvés d’y parvenir, les disciplines les plus médiatiques sont saturées de sponsors dont la force de frappe est sans commune mesure avec les moyens dont dispose alors Red Bull. Qu’à cela ne tienne, la marque se tourne vers les sports extrêmes: «En se liant aux disciplines non conventionnelles, Red Bull associe son image au ‘wow effect’. Le côté spectaculaire de ces sports coupe littéralement le souffle», explique Boris Helleu, directeur du MBA de Management du sport de l’Université de Caen.

Mateschitz commence modestement par financer quelques proches, adeptes de sports extrêmes, avant de passer à la vitesse supérieure. «Red Bull n’a jamais conçu le sponsoring comme le simple achat d’un panneau dans un stade», résume Boris Helleu. Plutôt que de se contenter d’appliquer un logo sur une combinaison, la marque se met à organiser ses propres événements de A à Z. Et y consacre des moyens et un savoir-faire qui ringardisent des fédérations sportives souvent dépassées.

Des plongeurs souhaitent sauter du haut des falaises d’Hawaï? Red Bull organise les Red Bull Cliff World Series. Des patineurs de l’extrême désirent organiser une compétition? La marque fonde le Red Bull Crashed Ice Championship. Des pilotes cherchent un nouveau terrain de jeu pour leurs acrobaties aériennes? Red Bull organise la logistique, s’occupe de la paperasserie et lance la Red Bull Air Race, une compétition où des avions d’acrobatie zigzaguent à quelques mètres du sol entre des cônes gonflables géants, installés près des grandes villes. Effet garanti.

Des casse-cou au grand public

Aviation, sports mécaniques, glisse… Red Bull est partout, au point de cannibaliser certains territoires: «La marque est tellement liée aux sports de glisse que les consommateurs l’ont associée aux JO de Sotchi dans les études de notoriété, alors qu’elle ne faisait pas partie des sponsors olympiques», s’amuse Boris Helleu. Des sports marginaux, la marque passe progressivement à des disciplines plus grand public.

Là encore, Red Bull casse les codes en ne se limitant pas à du sponsoring classique. Son arrivée dans le monde très fermé de la Formule 1 est un cas d’école: lorsque la marque rachète coup sur coup Jaguar, rebaptisée Red Bull Racing, et Minardi (devenue Toro Rosso), son pari en fait sourire plus d’un. Les quatre titres de champion du monde de Sebastian Vettel ont depuis réduit les moqueurs au silence. Le modèle a été largement décliné depuis: Red Bull possède aujourd’hui une équipe de hockey sur glace (le EC Red Bull Salzburg, qui brille dans la ligue d’Autriche), cinq équipes de football, dont celle de New York, et l’une des meilleures écuries de moto-cross du monde.

«Pour Red Bull, cette stratégie est une manière d’élargir sa cible d’origine et de sensibiliser un public plus âgé, mais toujours essentiellement masculin», souligne Boris Helleu. C’est un peu de leur propre jeunesse que vend Red Bull à ces quarantenaires qu’elle sait aussi toucher dans le cadre familial par des événements plus loufoques, dont des courses de… caisses à savon. Là encore, buzz assuré sur la Toile.

Maîtriser toute la chaîne

Sponsor, organisateur d’événements, propriétaire de clubs et d’écuries… Red Bull est-il encore un fabricant de boissons? On en douterait, à en juger par la page d’accueil du site officiel: impossible d’y trouver la moindre image de cannette. «Aujourd’hui, Red Bull est un organisateur de spectacles à part entière, résume Boris Helleu. Elle conçoit, finance et produit des événements sportifs auxquels participent les athlètes formés par la marque elle-même.»

Restait à s’assurer la maîtrise du dernier échelon: la diffusion des contenus. L’étape a été franchie dès 2007 quand la marque a lancé son propre journal, le «Red Bulletin». Edité en 36 langues et tiré à 4 millions d’exemplaires, le magazine est distribué en kiosque dans le cadre de partenariats avec des journaux prestigieux. La double page de publicité s’y négocie à 50’000 euros.

Voilà trois ans, l’entreprise a même fondé sa propre agence média, Red Bull Media House. Photographes, journalistes, reporters, graphistes… Plus de 500 salariés y produisent une gamme complète de contenus sportifs, lifestyle et people, mis à la disposition des médias ou diffusés via les propres canaux de la marque, à commencer par une chaîne YouTube qui a réuni 8 millions d’internautes au moment du saut de Felix Baumgartner.

Le précédent record datait de l’ouverture des JO de Londres et avait rassemblé 500’000 personnes seulement… «On est dans le storytelling permanent. L’activité de Red Bull se rapproche davantage de celle de HBO que de Coca-Cola», conclut Boris Helleu.

Les risques du risque

Si on voit mal ce qui pourrait gripper une machine aussi bien huilée, Red Bull n’en flirte pas moins avec la ligne jaune en associant son nom à des disciplines à risque: pour la seule année 2009, trois sportifs liés à Red Bull ont trouvé la mort.

Le bad buzz n’est jamais loin, mais pourrait-il réellement compromettre l’image de la marque? «Paradoxalement, ce genre d’événements peut plutôt la renforcer: le public ne réagit pas négativement à des drames qu’il associe à ces activités extrêmes, tempère Gary Tribou. Un accident peut même renforcer la crédibilité de Red Bull qui ne s’est jamais caché de jouer avec les limites. Tout cynisme mis à part, la marque a de quoi se préparer à tous les scénarios.»
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CHIFFRES

43
En millions, le nombre de fans de Red Bull sur Facebook. La société fait partie des dix profils d’entreprises les plus suivis au monde.

600
Le nombre d’athlètes sous contrat avec la marque.

30%
La part du chiffre d’affaires consacrée au marketing.

5,5
En milliards, le nombre de cannettes vendues en 2013.

15%
Le taux de croissance de l’entreprise en 2012 et 2013.
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Une version de cet article est parue le magazine Swissquote (no 2/2014).