LATITUDES

Des bactéries dans votre assiette

L’idée semble repoussante, mais les experts sont des plus sérieux: déjà vendus dans les magasins de diététique, des microorganismes pourraient un jour aider à nourrir la planète. A condition que leur prix baisse.

L’Université de Wageningen aux Pays-Bas cache une ferme bien étrange. Les cultures n’y sont pas semées en ligne droite et n’ondulent pas au vent. Au contraire, elles poussent dans des étangs verdâtres et dans des tubes de verre épais remplis d’un liquide émeraude. Ce ne sont pas des céréales familières mais des créatures unicellulaires, cousines des organismes qui pullulent dans les piscines mal entretenues. Plus étrange encore, ces petites cellules vertes, des microalgues, pourraient se retrouver dans nos assiettes d’ici dix à vingt ans. «Au lieu des protéines de soja, on utilisera des protéines d’algue» prédit René Wijffels, un bio-ingénieur qui a fondé il y a deux ans cette installation baptisée AlgaePARC.

Peu appétissantes, les microalgues pourraient contribuer à nourrir les 9 milliards d’êtres humains qui peupleront la planète en 2050. A cette date, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la demande mondiale en nourriture aura augmenté de 70%. Bien que l’on produise plus que l’on ne consomme, une personne sur huit est aujourd’hui sous-alimentée en raison d’obstacles économiques et logistiques. La surface arable étant limitée pour les cultures conventionnelles, comment lutter contre l’insécurité alimentaire actuelle et garantir la sécurité alimentaire future?

C’est tout l’intérêt des microalgues et de leurs nombreux talents cachés. Grâce à des capacités de photosynthèse trois fois supérieures à celles des plantes terrestres, certaines espèces peuvent transformer l’énergie solaire en sucre ou en d’autres molécules. La production de microalgues par hectare pourrait ainsi être jusqu’à 20 fois plus grande que celle de graines comme le soja. D’autres sont en mesure de se nourrir à partir de sous-produits de l’industrie. Contrairement aux plantes, elles n’occupent pas de terres arables et peuvent être cultivées dans de l’eau de mer, des bassins et des bioréacteurs.

Très nutritives, certaines algues concentrent des protéines, des vitamines, des huiles et d’autres nutriments. Une cyanobactérie du nom d’Arthrospira, mieux connue en tant que spiruline, contient de 55 à 70% de protéines, des acides gras essentiels, des vitamines B, C, D et E, des minéraux et tous les aminoacides nécessaires à l’humain. Pour Alessandro Lovatelli, spécialiste des algues marines et chargé de l’aquaculture à la FAO, ajouter de la spiruline en poudre aux aliments de base permettrait d’augmenter facilement l’apport nutritionnel dans les pays en développement. «La valeur nutritive de ces plats serait nettement plus élevée sans modifier pour autant les habitudes alimentaires des populations.»

Des Aztèques aux Smarties

Les hommes mangent des microalgues depuis longtemps: les Aztèques consommaient déjà de la spiruline. Dans les années 1960 et 1970, l’augmentation de la demande du marché de la nourriture diététique a encouragé la production et la commercialisation des microalgues. En 2004, l’industrie mondiale produisait 5’000 t de produits dérivés pour un chiffre d’affaires de 1,25 milliard de dollars. Dans les magasins bio, on trouve des microalgues sous forme de compléments en poudre qu’il ne reste plus qu’à ajouter aux pâtes, au pain ou aux gâteaux. Sans oublier les Smarties bleus qui tirent leur couleur d’un extrait de spiruline.

Le principal obstacle reste financier. Selon René Wijffels, le prix des huiles et des protéines à base de microalgues devrait être divisé par dix pour en faire des solutions viables. A ce jour, elles restent un marché de niche réservé notamment aux produits bio. Trop chères pour les plus pauvres, elles ne sont pas compétitives face aux cultures conventionnelles des pays développés.

Les scientifiques en savent encore peu sur ces organismes. «La production n’en est qu’à ses débuts», explique Brenda Parker, biochimiste à l’Université de Cambridge et responsable de l’innovation au sein d’InCrops, un projet financé par l’UE qui soutient la commercialisation de produits issus des technologies vertes. Confrontés à des dizaines de milliers d’algues distinctes, les chercheurs commencent à peine à comprendre comment elles pourraient être utilisées. «Nous ne cultivons pas simplement telle ou telle algue, mais un aliment à part entière, explique Brenda Parker. Il s’agit d’organismes variés aux physiologies très différentes.»

L’efficacité de la photosynthèse des microalgues est plus grande que celle des plantes terrestres et atteint 3% dans les bioréacteurs actuels. La doubler permettrait de réduire de moitié les coûts de production, estime René Wijffels. Paradoxalement, il faut réduire la quantité de lumière reçue par l’algue, car elle peut freiner sa croissance. Les chercheurs tentent d’y parvenir en construisant des bioréacteurs à tubes verticaux. Ils travaillent également à limiter l’apport en eau fraîche dans les fermes de microalgues et à récupérer puis recycler les nutriments dont elles ont besoin, comme l’azote et le phosphore.

La modification génétique est une autre piste prometteuse. Les cyanobactéries ont une longueur d’avance dans ce domaine puisque des techniques existent déjà et pourraient permettre d’améliorer leur capacité de photosynthèse ou de produire des suppléments nutritionnels. Les avancées sont plus délicates pour les microalgues eucaryotes, mais elles sont déjà capables de fabriquer des huiles utilisables comme biocarburant.

Ces alternatives aux carburants fossiles constituent une autre piste développée par les scientifiques et répondent à des défis économiques et technologiques similaires. Pour les chercheurs, aliments et biocarburants devraient être développés ensemble. «Les microalgues doivent être exploitées à grande échelle pour être rentables», soutient René Wijffels. C’est pourquoi la spiruline a peu de chances d’être développée industriellement, en dépit de ses bénéfices nutritionnels. Pour Alessandro Lovatelli de la FAO, elle pourrait néanmoins répondre aux carences alimentaires qui touchent les populations les plus pauvres en milieu rural, là où les coûts de transport et la logistique constituent des problèmes clés.

Multinationales et gouvernements

L’utilisation à grande échelle des microalgues n’est pas envisageable avant au moins une décennie, mais les multinationales s’y intéressent déjà. En septembre 2013, Solazyme, une entreprise américaine de biotechnologie, a annoncé qu’elle fournirait de l’huile d’algue à Unilever, qui utilise notamment de l’huile de palme dans ses produits alimentaires et cosmétiques.

Les gouvernements investissent également dans les microalgues pour favoriser le développement technologique et créer un cadre social et économique assurant leur viabilité. Brenda Parker participe à une autre initiative de l’UE, EnAlgae, qui soutient la collaboration entre les chercheurs, les entreprises et les pouvoirs publics. Elle estime que «s’associer à d’autres industries serait économiquement bénéfique». A Cambridge, son équipe teste la capacité d’une microalgue, la Phaeodactylum, à débarrasser de leurs nitrates les eaux usées des stations d’épuration locales. Cette espèce présente l’autre avantage de produire de l’EPA, un acide gras oméga-3 important pour l’humain. «Il y a une vraie synergie», poursuit la chercheuse. Au-delà de l’alimentation humaine, ce type d’algue sera probablement utilisé pour nourrir les animaux.

Le dernier obstacle est sans doute l’acceptation des consommateurs, relève Alessandro Lovatelli. Mais les consommateurs de sushis connaissent bien l’algue marine, cousine de la microalgue. Qui sait? Un jour, vous vous rendrez peut-être au drive-in dans une voiture roulant à l’algocarburant pour acheter un cyanoburger.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 1 / 2014).