TECHNOPHILE

La guerre des cerveaux

Chaque année, des milliers de chercheurs quittent l’Europe, notamment pour les Etats-Unis. La contre-offensive pour les récupérer a commencé.

Amaya Moro-Martin vient d’arriver à l’Université de Princeton, aux Etats-Unis. «Le centre de recherche où je travaillais, le Centre d’astrobiologie de Madrid, se vidait, raconte l’astrophysicienne espagnole, un brin de panique dans la voix. Une grande partie des meilleurs chercheurs espagnols ont déjà quitté le pays ou se préparent à le faire.» Le phénomène touche l’Europe entière et s’est aggravé avec la crise de l’euro et les coupes dans les budgets alloués à la recherche.

En France, l’émigration augmente plus rapidement que la population et concerne principalement des personnes bien formées, indiquait en 2014 un rapport de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris. «Nous avons découvert une véritable lame de fond», déclarait son vice-président Jean-Yves Durand.

Du networking pour attirer les cerveaux

Les Etats-Unis constituent de loin la destination préférée des chercheurs. Ils occupent une place unique dans le paysage académique et scientifique mondial, comme l’illustrent bien les classements universitaires. Pour un scientifique, un séjour outre-Atlantique enrichit notablement le CV et améliore sensiblement ses chances de faire carrière dans ce milieu hautement compétitif.

Pour contrer le mouvement, l’Allemagne a lancé en 2003 une unité spéciale chargée de rapatrier ses scientifiques installés à l’étranger. «La science est globalisée, mais lorsque trop de chercheurs dont la formation a été financée par les contribuables partent, il faut faire quelque chose», déclare Gerrit Roessler, chargé du réseau Gain (German Academic International Network) aux Etats-Unis.

Installée à New York à côté des Nations unies, l’antenne américaine de Gain entretient un réseau de chercheurs allemands installés outre-Atlantique, organise des conférences et des ateliers et les tient au courant des offres d’emploi en Allemagne. «Nous cherchons aussi à faire passer un message clair: il est aujourd’hui intéressant pour un chercheur de revenir en Allemagne, poursuit Gerrit Roessler. Les choses ont changé. Notre recherche est moins bureaucratique et mieux financée qu’auparavant.»

De nombreux pays européens ont mis en place ce type de structures: la Suisse et l’Autriche avec leurs ambassades scientifiques (Swissnex et Ostina) ou le Royaume-Uni, qui tire parti de son réseau des British Councils pour promouvoir la science britannique et attirer les chercheurs. L’Union européenne a aussi lancé un forum de conférences et de réseautage (Destination Europe), et un portail qui veut faciliter les tâches administratives qu’implique un retour en Europe (Euraccess). Quant aux universités, elles vont directement à la pêche aux talents dans les foires à l’emploi, telles que la European Career Fair organisée chaque année au MIT.

L’argent, le nerf de la guerre

Mais ces mesures de promotion ne suffisent pas à inverser la tendance. Selon une étude réalisée par Nature Biotechnology en 2012, le salaire constitue l’une des principales préoccupations des chercheurs lors du choix d’une destination. «En Europe, les rémunérations des professeurs sont souvent fixées par l’Etat et il est très difficile de jouer sur ce levier, alors que les universités américaines peuvent payer ce qu’elles veulent», note Gerrit Roessler. Les meilleures institutions outre-Atlantique offrent des salaires moyens qui dépassent les 180’000 dollars (certains atteignent 700’000 dollars), contre 90’000 euros (120’000 dollars) en Allemagne.

Les possibilités de financement de leurs recherches pèsent également dans les décisions des scientifiques. «Les fonds de l’Union européenne ont vraiment changé la donne, explique Jürg Brunnschweiler, le directeur des relations globales d’ETH Zurich. Le programme Horizon 2020 prévoit un financement de 80 milliards d’euros pour la période 2014-2020, soit 40% de plus qu’entre 2007 et 2014. Ce montant est énorme et permet de concurrencer les Etats-Unis.»

Les problèmes de la dette américaine jouent en faveur du Vieux Continent, car les fonds alloués aux chercheurs américains se sont écroulés ces dernières années. Les coupes du budget américain entré en vigueur début 2014 ont fait disparaître du jour au lendemain 1,7 milliard de dollars destinés à la recherche, alors que l’enveloppe fédérale qui lui est accordée a chuté de 40 milliards en 2009 à 30 milliards en 2013. A cela s’ajoutent les investis­­­­sements en infrastructures en Europe. «L’accélérateur de particules LHC au CERN attire, par exemple, des chercheurs de tous les horizons et constitue un véritable atout», souligne Jürg Brunnschweiler.

Séduire les conjoints

La famille peut faire pencher la balance. Le professeur de bio-informatique allemand Burckhard Rost bénéficiait d’une excellente situation salariale et professionnelle à l’Université de Columbia (New York), mais a récemment décidé de revenir à la Technische Universität München: «Je gagne deux fois moins en Allemagne qu’aux Etats-Unis et je disposais de fonds plus importants pour mes recherches. Mais je voulais que mon fils soit davantage en contact avec les membres de ma famille et qu’il connaisse mieux l’Europe.»

Il s’agit d’un facteur que l’on peut influencer. «Les universités développent de plus en plus des bureaux chargés du bien-être des familles, explique Jean-Luc Barras, directeur de la division internationale du Fonds national suisse pour la recherche scientifique. Elles aident les conjoints à trouver un poste et facilitent la recherche d’un logement et des écoles pour les enfants.»

L’allégement des tâches administratives constitue un autre facteur pouvant convaincre les chercheurs de revenir au bercail. «Aux Etats-Unis, il faut présenter une demande de financement à chaque stade de sa recherche, assure Juerg Brunnschweiler d’ETH Zurich. Nos chercheurs reçoivent chaque année de substantielles sommes d’argent qu’ils peuvent dépenser librement pour engager une personne ou acheter des équipements, sans devoir remplir de paperasse.»
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CHIFFRES

27’456

Le nombre de chercheurs européens spécialisés travaillant aux Etats-Unis.

58’088

Le nombre d’Européens qui étudient pour un master ou un doctorat aux Etats-Unis.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 1 / 2014).