C’est pour des raisons philosophiques que Geneviève Grimm-Gobat refuse d’acquérir un téléphone cellulaire. Son sentiment de liberté, ou du moins ce qu’il en reste, ne sera pas entamé par un réseau GSM.
D’abord, un aveu: j’appartiens à une espèce en voie d’extinction. Je fais partie de ces «esprits étriqués» qui ne possèdent pas de téléphone mobile et qui n’envisagent pas d’en acquérir un.
Pour expliquer mon attitude réfractaire, je pourrais reprendre une formule lapidaire et gaullienne. Le Général aurait dit, au sujet du téléphone traditionnel, qu’en ce qui le concernait, il n’était «pas de ceux qu’on sonne». Les syndicats semblent s’en être inspirés, eux qui dénoncent aujourd’hui le travail sur appel. En bonne compagnie, me voici donc entrée en résistance téléphonique. Un portable n’aura pas raison de ce qui reste de mon sentiment de liberté.
Les prisons d’avant-garde ne proposent-elles pas aux détenus d’échanger leurs cellules contre… un cellulaire? Curieusement, les taulards qui tentent l’expérience sont loin d’être ravis. Ils disent que le contrôle exercé sur eux ne s’en trouve nullement allégé. Se promener avec un mobile fixé à la cheville réveille, paraît-il, la nostalgie des cellules surveillées par le seul œil d’un gardien paresseux.
Alors, la privation spontanée de liberté? Très peu pour moi. Il y a plus de quatre siècles, un certain Etienne de La Boétie rédigeait à l’âge de 18 ans un «Discours de la servitude volontaire» qui reste d’une terrible actualité. La question posée est trans-historique, et nous sommes en mesure de l’entendre aujourd’hui encore. Comment se fait-il que les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut? Pourquoi l’amour de la dépendance s’est-il substitué au désir de liberté?
«La servitude a toujours cela d’étrange que, pour en être délivré, il suffirait de ne pas s’en rendre complice, de ne pas fournir au tyran les moyens de la perpétuer», remarquait La Boétie.
Depuis la rédaction de ce «Discours», la tyrannie a pris des formes diverses. Paul Virilio, surnommé «la sentinelle cybernétique», dénonce l’actuelle dictature technologique que nous subissons de très bon gré. Dans son dernier ouvrage «Stratégie de la déception», il s’en prend à la surveillance généralisée.
«Big Brother» n’est pas seulement une émission de télé à succès; nous en sommes tous les héros, parce que tous en liberté plus ou moins surveillée, tels des Petit Poucet à la traçabilité sans faille. Les assassins présumés du Préfet Erignac l’ont appris à leur dépens: le mobile est un redoutable mouchard.
Serait-ce parce que, dans la société actuelle, l’individu est appelé à répondre sans cesse, au sens propre du terme, qu’il en oublie de répondre de lui-même, de ce qu’il fait ou omet de faire? La responsabilité fout le camp, la faute au portable? Pas si simple? Quoique…
Je ne suis pas hypocondriaque et je ne développe pas une paranoïa anti-mobile. Comment ne pas reconnaître les apports très précieux de cet appareil dans certains corps de métier? Il se trouve simplement que j’ai la chance de ne pas appartenir à ces métiers-là. Je ne souffre pas non plus de détresse abandonnique me contraignant à d’incessants appels pour vérifier que je compte bien pour quelqu’un.
Pas naïve, je sais aussi que je ne suis pas indispensable. Enfin, mon «moi» ne vascille pas au point d’être tenté de rejoindre la secte Orange, Diax ou Swisscom. Je ne me soumettrai donc pas à l’impératif de disponibilité permanente que symbolise la vie avec une prothèse communicationnelle.
Et comme je ne suis pas à un paradoxe près, je mets fin ici à mon réquisitoire pour appeler mon fils sur son Nokia 7110. Il est plus de minuit et je n’aime pas qu’il joue les Cendrillon.
Et voici La Boétie qui me susurre que je suis du côté des tyrans…
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Si vous êtes de passage à Paris, visitez l’expo «Les nouvelles technologies dans la vie privée» qui se tient en ce moment à La Villette.
