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La tête qui dit oui, les jambes qui disent non

C’est en dressant un bilan enthousiaste de ses effets que, dans le même temps, Berne demande à Bruxelles la renégociation de la libre circulation. Gare à la schizophrénie.

Comment ne pas finir schizophrène? Du moins si l’on se mêle de politique en Suisse. Ce que fait votre main droite — mettons l’Office fédéral des migrations (ODM) — votre main gauche — disons le Secrétariat à l’économie (SECO) — ne l’ignore certes pas. Mais fait pire: le contredit frontalement.

Or donc l’ODM adresse à Bruxelles, en vertu du «nein» trébuchant du 9 février et de la volonté du Conseil fédéral de le respecter, une demande de renégociation de l’accord sur la libre circulation (ALCP), puisque le peuple n’en veut plus. Tandis que le SECO, dans le même temps, tire des douze ans du dit accord un bilan plus que positif: quasi dithyrambique.

N’a-t-il pas contribué à la forte croissance de l’emploi, avec, depuis 2002, un nombre d’actifs ayant progressé de 624’000 personnes? Sans provoquer le moindre effet de chômage et tout en donnant un sérieux coup de main à des assurances sociales qui seraient restées flageolantes sans cela. Ainsi, l’AVS, sans l’apport de ces nouveaux immigrants qui ralentissent le vieillissement de la population aurait connu en 2012 un déficit de 1,7 milliard de francs au lieu de l’excédent enregistré de 260 millions. L’ALCP enfin a généré une émigration qualifiée, faisant mieux même que les Suisses puisque 58% des nouveaux arrivants sur cette période disposent d’un diplôme de formation supérieur, contre 48% pour les Suisses. Tout ça sans non plus affaiblir la structure de salaires qui ont progressé de 0,7% entre 2002 et 2013.

Le rapport du SECO apporte ainsi une nouvelle preuve de ce que tout le monde sait depuis longtemps: le Conseil fédéral avait toutes les armes en mains pour gagner la votation du 9 février et il ne les a pas utilisées. Nous voici donc arrivant devant la Commission européenne comme quelqu’un qui rapporterait en magasin un appareil même pas défectueux en disant: il marche super bien votre truc, génial, vraiment génial, mais bon écoutez, nous n’en voulons plus, changez-le nous, hop, et que ça saute.

Au fou donc, crieront les moins méchants. Vilain caprice, diront les plus bienveillants. Ce sont les charmes intemporels et surtout non négociables de la démocratie directe, que voulez-vous, soupireront les fatalistes. La tête qui dit oui, les jambes qui disent non.

De toute façon, la Commission européenne l’a seriné et chanté sur tous les airs: l’accord sur la libre circulation n’est pas négociable. Aussi tabou dans la tête des eurocrates que la démocratie directe dans celle des Waldstätten. Bref, c’est l’impasse. A ce stade la vérité est que, côté suisse, aussi bien au niveau des autorités politiques que des instances économiques, personne ne sait exactement comment se sortir de ce nauséabond cul-de-sac. Chacun du moins entend désormais travailler à ce que pareil scénario ne se reproduise pas.

Un bouc-émissaire idéal se profile: cette satanée démocratie directe et son cortège d’infernales initiatives populaires qui commencent à être acceptées un peu trop fréquemment, même si c’est souvent de justesse. C’est tout le paradoxe de la démocratie à la suisse: plus elle fonctionne, moins ça marche; plus elle prétend les défendre, plus elle nuit aux intérêts du pays.

Bien sûr les syndicats et l’UDC, avec des arguments souvent plus idéologiques que comptables, plus focalisés sur des cas particuliers que sur la situation générale, contestent le tableau sans doute un poil idyllique du SECO. Mais déjà, on examine les initiatives populaires à venir avec un oeil plus méfiant, ressortant des motifs d’annulation jamais utilisés jusqu’ici.

A ce rythme, les jours de la démocratie directe pourraient à terme bien être comptés. Et c’est l’UDC qui l’aura tuée, comme un amant trop possessif et sans cervelle.