KAPITAL

Comment Airbnb, Netflix et Uber bousculent le marché romand

Hébergement, audiovisuel, transport… de nouveaux services aux tarifs très attractifs, qui répondent mieux à la demande des clients, s’imposent sur le marché. Les acteurs locaux s’inquiètent.

Avec un temps de retard sur les Etats-Unis, la vague Airbnb a submergé la Suisse. Et c’est maintenant au tour de Netflix et d’Uber de s’imposer sur le marché romand. Avec leur offre innovante, ces nouveaux services disponibles via internet mettent les acteurs traditionnels de l’hôtellerie, des taxis et de l’audiovisuel sous pression: Airbnb permet de réserver facilement un appartement chez un particulier, Uber d’organiser un déplacement grâce à une application. Quant à Netflix, il propose une multitude de films et séries en streaming sur abonnement. Le tout à des tarifs particulièrement compétitifs.

«Ces sociétés s’attaquent à des marchés qui étaient un peu endormis, qui n’ont pas su évoluer et s’adapter aux besoins de leurs clients, explique Alexandre Cherix, expert en stratégie digitale chez PricewaterhouseCoopers Suisse. Des secteurs demeurés très traditionnels qui ont raté le coche et n’ont pas toujours su prendre le virage technologique au bon moment.»

Airbnb et Uber profitent pleinement du trend de l’économie numérique du partage. Ils fonctionnent exclusivement en ligne ou via des applications pour smartphones et adaptent constamment leur offre à la demande. Autre avantage de taille pour ces sociétés, elles ne sont pas soumises aux réglementations et taxes habituelles des secteurs dans lesquels elles s’implantent. Elles se situent dans des zones grises qui leur permettent de pratiquer des prix très agressifs.

C’est ce statut de hors-la-loi qui provoque la colère des acteurs déjà présents sur le marché. «Une nouvelle économie de l’hébergement se développe de manière souterraine, déplore Philippe Thuner, de l’association romande des hôteliers. Aujourd’hui, des chambres sont louées online en permanence dans le monde entier. Il y en a plus de 5000 en Suisse dont 340 rien qu’à Lausanne! nous aimerions que la Confédération se préoccupe de ce travail au noir.» Même protestation du côté des professionnels de la branche des taxis, dérangés par les pratiques d’Uber.

Géant de la vidéo à la demande et numéro un de ce secteur aux Etats-Unis, Netflix vient quant à lui bousculer le marché de l’audiovisuel. D’après l’Office fédéral de la communication, son arrivée en Suisse ne rencontrera aucun obstacle légal. Proposant une offre de catalogue et non des programmes TV en tant que tels, le diffuseur en ligne ne sera pas tenu de s’annoncer ou de demander des autorisations. Netflix donne accès à plusieurs milliers de films et séries contre un abonnement mensuel à bas prix. Il vient concurrencer les entreprises de vidéo à la demande suisses et également la télévision, en perte de vitesse face aux nouvelles habitudes des consommateurs, qui ne veulent plus s’astreindre à des horaires de programmes.

«Aujourd’hui, le consommateur veut tout, tout de suite, avec la meilleure offre financière et de service, analyse Alexandre Cherix. Il s’attend à une expérience unifiée et transparente. Les médias sociaux et les applications pour smartphones sont ses canaux préférés.» Les branches traditionnelles sont toutes touchées par le même défi: être plus rapides, plus efficaces et faciliter l’accès à leurs services. «Pour réussir à l’ère numérique, les entreprises doivent se centrer sur le client, maximiser l’utilisation des profils et des données des consommateurs, poursuit l’expert. Elles doivent s’adapter rapidement, innover et investir dans la technologie.»

Conscients de l’enjeu, les différents secteurs commencent à réagir. Les hôteliers poussent petit à petit les cantons à contrôler Airbnb, la branche du taxi souhaite s’allier avec Uber et certaines entreprises de vidéo à la demande s’alignent sur l’offre de Netflix. «La concurrence nous force à devenir meilleurs», résume ainsi Christophe Pian, responsable du contenu pour la société genevoise Swiss TV.

1. Airbnb, la fin des hôtels?

Fondée en 2008 à San Francisco, la start-up Airbnb a connu un essor fulgurant. Cette plateforme permet de louer un appartement ou une chambre de particuliers à particuliers. «Ce principe de chambre à louer par des privés a toujours existé et n’a jusqu’alors jamais été considéré comme une concurrence, note Pierre-André Michaud, hôtelier à Yverdon-les-Bains. Cependant, avec l’avènement d’internet et la possibilité d’obtenir une chambre en un clic, c’est aujourd’hui devenu un véritable business. Dès lors, les taxes et les normes en vigueur dans l’industrie hôtelière devraient s’appliquer à ces sociétés.»

En Suisse, les particuliers qui louent chambres ou appartements se situent actuellement dans une zone grise. Ils ne sont pas soumis aux normes d’hygiène et de sécurité que doivent respecter les hôtels. Ils ne paient ni taxe de séjour ni TVA, ce qui provoque la grogne des professionnels. L’association faîtière de la branche a donc demandé aux autorités concernées de prendre position pour que ces locations soient réglementées.

«Si l’on fait commerce d’hébergement, il faut demander des autorisations, s’insurge Marc-Antoine Nissille, président de la Société des hôteliers de Genève. Nous sommes favorables à un développement de la branche, mais nous nous opposons aux personnes qui ne respectent pas la loi. Or, internet fait évoluer les pratiques si rapidement que les législations n’arrivent pas à suivre. A Genève, les immeubles ont des affectations commerciales ou de logement. Les structures destinées au logement ne peuvent légalement pas être utilisées à des fins commerciales.» Si les cantons commencent à réagir — Berne vient d’imposer aux personnes louant des chambres et des appartements dans un but touristique de s’acquitter des taxes de séjour — les autorités fédérales n’ont pas encore statué sur cette question.

Sans le poids des normes, ces hôteliers d’un nouveau genre pratiquent des tarifs bon marché qui défient la branche. Seulement, le service proposé est souvent bien moins étoffé que dans un hôtel. «L’hôtellerie a l’avantage d’associer de multiples offres à l’hébergement, tels des renseignements sur la région ou des visites touristiques, souligne Philippe Thuner, de l’association romande des hôteliers. A nous de faire valoir cet atout. Les hôteliers doivent réagir en se montrant meilleurs dans la qualité de leurs prestations et leur communication.» Pour se maintenir au niveau d’Airbnb, l’hôtellerie suisse devrait également accroître sa visibilité sur le Web et faciliter son système de réservation en ligne.

2. Uber, la fin des taxis?

Après Zurich, la société américaine Uber a annoncé son arrivée à Genève courant 2014. Créée en 2009, Uber est un des leaders mondiaux du service de voiture de tourisme avec chauffeur. Son succès rapide aux Etats-Unis a suscité l’engouement des investisseurs: Google y a investi 260 millions de dollars en 2013, et la société vient de lever 1,2 milliard de dollars en juin 2014. Via son application mobile simple et performante, la start-up américaine met en relation des chauffeurs privés avec des clients. En Suisse, les chauffeurs doivent disposer d’un permis de conduire TPP (transport professionnel de personnes) et d’une voiture noire haut de gamme pour pouvoir s’inscrire. Le prix de la course est débité automatiquement via le smartphone du client et le chauffeur est rémunéré en fonction. L’application localise le client et identifie la voiture la plus proche, ce qui garantit une rapidité et une efficacité supérieures aux taxis actuels.

Comme pour Airbnb, la sollicitation de particuliers non soumis aux mêmes règles que les acteurs de la branche a fait d’Uber la bête noire des sociétés de taxis partout dans le monde. Cependant, en Suisse, on cherche l’alliance plutôt que la bataille. «La branche du taxi a besoin de s’améliorer continuellement et en ce sens je trouve Uber admirable, note Patrick Favre, président du groupe professionnel Taxisuisse et directeur de la PME Taxicab à Neuchâtel. Uber possède la technologie et nous avons le savoir-faire. C’est ensemble que nous devrions travailler pour offrir au client un service à la hauteur de ses attentes.» Taxisuisse a déjà approché le géant américain à plusieurs reprises. Même si les négociations n’en sont qu’à leurs balbutiements, Patrick Favre a bon espoir de pouvoir développer un système Uber à destination des professionnels de la branche du taxi.

Pour Pierre Jenni, président de l’entreprise Taxi-Phone, centrale d’appel des taxis genevois, la start-up américaine ne représente pas une concurrence inquiétante: «Uber possède moins de chauffeurs disponibles et ces derniers n’ont pas le droit d’utiliser les voies de bus. Or, dans ce service, c’est la rapidité, et donc le prix, qui l’emporte.» il reconnaît tout de même que les taxis doivent se moderniser et utiliser les nouvelles technologies pour plus d’efficacité. En ce sens, Taxi-Phone utilise depuis six mois une application semblable à celle d’Uber, taxi.eu, qui permet de suivre les taxis sur une carte interactive.

«Il faut s’adapter à la clientèle qui utilise ce genre de technologies. Afin de développer de meilleures stratégies, nous bénéficions de l’expertise du président d’international association of Transportation Regulators, Matthew Daus, spécialiste du secteur aux Etats-Unis.» Si la concurrence provoquée par UberBlack est tolérée par la branche, car elle concerne des chauffeurs professionnels et pratique des prix jugés convenables, il n’en est pas de même pour UberPop le nouveau service lancé par la société américaine. Se basant toujours sur l’échange entre particuliers, UberPop propose un système de covoiturage urbain. L’application permet à n’importe quel particulier possédant une voiture d’arrondir ses fins de mois en jouant les chauffeurs et aux utilisateurs du service de faire des économies grâce à des tarifs très bas.
«On ne peut pas s’improviser chauffeur de taxi, c’est illégal et dangereux. Il s’agit de concurrence déloyale», grognent les acteurs de la branche. Le service UberPop a été interdit en Belgique par le Tribunal de commerce. Certaines villes européennes, comme Berlin et Paris, sont sur la même voie.

3. Netflix, la fin de la RTS?

Le marché de la télévision connaît lui aussi, depuis quelques années, un grand chamboulement avec l’essor du streaming et de la vidéo à la demande. En Suisse, de nombreuses sociétés se sont développées dans ce secteur: de grandes entreprises, comme Swisscom et Sunrise, ou de petites PME comme l’entreprise genevoise Swiss TV. Leader de ce marché aux Etats-Unis, le diffuseur en ligne Netflix a annoncé sa venue en Suisse pour la fin 2014. Fondée en 2007, la société représente aujourd’hui aux Etats-Unis un tiers du trafic Internet quotidien et a réalisé en 2013 un chiffre d’affaires de plus de 4 milliards de dollars. Contre un abonnement mensuel à faible coût (7,99 dollars, soit environ 7,20 francs), Netflix donne accès à un catalogue de plusieurs milliers de films et séries. Plus de 1000 supports (ordinateurs, tablettes, consoles, etc.) sont compatibles avec le diffuseur.

«Nous voyons d’un bon oeil l’arrivée de Netflix, dit Christophe Pian, responsable du contenu pour Swiss TV, qui propose des vidéos à la demande. Cela va dynamiser le marché de la VOD (video on demand), le faire connaître et nous forcer à devenir meilleurs. Nous développons actuellement des solutions identiques au système de Netflix. Nous allons notamment élargir notre offre de séries pour rester compétitifs.» Si Netflix représente l’eldorado pour les fans de séries, son point faible se situe au niveau des films qu’il propose, qui ne font pas partie des dernières nouveautés. «Se procurer les films les plus récents a un prix, et, avec ses tarifs très bas, Netflix n’a pas la possibilité de les acquérir, poursuit Christophe Pian. C’est une faiblesse dont ses concurrents peuvent se servir.»

Justement très compétitif en matière de blockbusters récents et souhaitant également baser sa stratégie sur le local – films et sports suisses – Swisscom TV ne craint pas l’arrivée de Netflix, dit le porte-parole de Swisscom Christian Neuhaus. Alexandre Cherix, expert du domaine chez PwC, se montre moins optimiste: «Netflix, avec ses 48 millions d’utilisateurs, casse le marché et les prix. Son système est à la pointe de la technologie, disponible en deux secondes sur tablettes ou téléphones. Il va secouer les piliers des business models de sociétés comme Canal+ en France et les fournisseurs d’accès TV en Suisse. Et sachant qu’il faut en moyenne deux ans pour changer de stratégie opérationnelle, de plus en plus de sociétés vont souffrir, dont la RTS probablement.»

Car la télévision traditionnelle est elle aussi concernée par cette concurrence. Aujourd’hui, les téléspectateurs aiment de moins en moins être astreints à des horaires et préfèrent regarder des rediffusions, films ou séries en ligne quand bon leur semble. Gilles Marchand, directeur de la RTS, reste serein: «Une nouvelle consommation se développe parallèlement à la télévision linéaire classique. Cela contribue à éparpiller les parts de marché mais, dans l’ensemble, la télévision à la carte reste encore minoritaire. La RTS s’est adaptée à ces nouvelles habitudes de consommation et propose par exemple de suivre des séries en VOD sur sa plateforme Web.» La RTS propose également des contenus en ligne conçus uniquement pour la Toile, comme la série Break-ups.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine