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Le bonheur à 600 francs par mois

Nos hommes politiques aussi savent déraper. En grands professionnels qu’ils sont devenus.

Des ouvrières d’un abattoir breton qui seraient «pour la plupart illettrées». Un dérapage, un, et celui-là n’étonne personne, puisqu’il émane du nouveau ministre de l’économie français Emmanuel Macron. Tant au pays de Coluche la sortie en vrille plus ou moins contrôlée est devenue non seulement une monnaie des plus courantes, mais aussi un moyen vigoureux de faire passer un message délicat. Déraper c’est en effet l’assurance d’une couverture médiatique maximale. Tout n’est plus que petites phrases, murmures à l’oreille du politiquement incorrect et indignations surjouées.

Il est de bon ton, vu d’Helvétie, de se gausser d’un microcosme politique tricolore réduit à la pêche dans le caniveau et aux bons mots du Café des sports. Notre personnel politique pourtant ne fait pas tellement mieux et se montre souvent prompt à parler autant à tort qu’à travers. Les dérapages chez nous aussi, il suffit de se baisser pour les ramasser.

A tout seigneur, tout honneur: les vaillants soldats de l’UDC, roitelets incontestés de la saillie provocante, dont ils ont fait un instrument de marketing redoutable. Un groupe de travail agrarien y est ainsi allé franco, sous la conduite de l’inénarrable Ulrich Schlüer, qui ferait passer Blocher pour un dangereux maoïste, en proclamant: «600 francs, c’est assez.» Ces sourcilleux défenseurs des deniers publiques voulaient parler du pactole maximal de l’aide sociale alloué à une personne seule, et dont le montant recommandé aujourd’hui par la Conférence suisse des institutions d’action sociale est de 986 francs.

Une aumône plus que royale. Tellement que Schlüer et ses copains croient bon de préconiser dans la foulée — histoire que l’État ne se fasse pas rouler par tous ces vils profiteurs — que les bénéficiaires soient aussi interdits de voyage à l’étranger et de conduite automobile. Des fois qu’une envie leur viendrait d’aller faire de la plongée aux Maldives ou de rouler en Ferrari. Avec 600 francs par mois, tout devient possible, c’est vrai.

Quant au conseiller national vert Antonio Hodgers, fâché de ne pas avoir été entendu à Berne sur sa volonté d’un traitement différencié des cantons en matière de politique du logement, il dégaine et tape dans le cœur de cible: «Genève est une métropole, Doris Leuthard devrait le comprendre.»

Sous entendu: cette bécasse de paysanne argovienne ne peut évidemment rien entendre à la grandeur d’un bijou aussi raffiné et délicat que la cité de Calvin. Et d’enfoncer la porte ouverte en supputant que pour la pauvre conseillère fédérale, «1 m2 à Genève vaut 1 m2 en Appenzell». On mesure l’infamie du rapprochement.

Attention, nos politiciens ne savent pas que déraper, ils donnent aussi dans le lapsus calamiteux. Lequel, provenant souvent d’un bon sentiment, vous fait néanmoins vite passer pour un âne pur laine. Ainsi le président du PS suisse Christian Levrat, dans une charge contre la publicité pour le petit crédit, a cru bien faire en se mettant dans la poche et le Coran et la Bible, arguant que les deux saints livres prohibaient le crédit à la consommation. Emporté par son élan il s’est pris les pieds dans le tapis de prière en voulant souligner les différences entre protestants et catholiques sur cette affaire: «Jean Calvin l’emporte sur saint François d’Aquin.»

François d’Aquin… Ouille! Dur à défendre de la part d’un citoyen de Friboug, canton où il n’y a pas si longtemps les thomistes étaient aussi répandus au kilomètre carré que les armaillis et les poires à botzi. Danger. Le député français Frédéric Lefebvre, pistolero alors de la Sarkozie triomphante, ne s’était jamais remis, lui, d’avoir spontanément répondu, à la question de son livre préféré:«Zadig et Voltaire.»

On en conclura que loin d’être les miliciens dilettantes et approximatifs qu’on décrit souvent, nos hommes politiques tout au contraire s’affirment de plus en plus comme de grands et vrais professionnels.