TECHNOPHILE

Une caméra qui voit tout

L’imagerie hyperspectrale nous révèle un monde invisible à l’œil nu. Ses applications vont de l’agriculture au diagnostic du cancer. Explications.

Devant la vive palette de couleurs d’un arc-en-ciel ou d’un coucher de soleil, comment ne pas penser que l’homme jouit d’un sens de la vue incroyable? Et pourtant, nous passons à côté de beaucoup de choses.

Nos yeux perçoivent toutes les couleurs à travers trois types de récepteurs sensibles à trois larges gammes de longueurs d’onde. En réalité, tout matériau absorbe et réfléchit la lumière à sa façon, bien souvent au-delà de ces gammes, une richesse qui échappe à l’œil humain. Mais des caméras sophistiquées peuvent accéder à ces trésors d’informations et ainsi révéler non seulement la couleur d’un matériau, mais également sa composition chimique voire biologique.

«Tous les matériaux ne réfléchissent pas la lumière de la même manière, explique Steve Marshall, directeur du Centre d’imagerie hyperspectrale de l’Université de Strathclyde (Royaume-Uni). Si vous regardez deux comprimés pharmaceutiques différents, ils vous paraîtront tous les deux blancs à l’œil nu, mais ne présentent en réalité pas le même profil spectral.»

Si une image vaut mieux qu’un long discours, chaque photographie hyperspectrale représente un véritable roman. Les chercheurs universitaires et industriels peuvent les utiliser pour analyser très finement ces spectres de lumière et produire des images qui caractérisent la nature chimique et biologique de leurs sujets. L’éventail des applications est large: le tri des plastiques en vue de leur recyclage, la détection de fuites de gaz et même le diagnostic du cancer.

Plus abordables

Les caméras hyperspectrales ont été développées dans les années 1980 par des organismes militaires et gouvernementaux comme la NASA, qui les ont utilisées pour la télédétection. Montées sur des aéronefs légers ou des satellites, ces caméras cartographiaient la surface de la Terre pas seulement dans le spectre visible, mais également dans le spectre infrarouge, afin d’observer depuis le ciel différents types de végétations et de minéraux.

«La différence, c’est qu’à présent les caméras sont plus petites et plus abordables; elles peuvent donc être utilisées dans la fabrication industrielle et dans les laboratoires», note Antonio Plaza, directeur du Laboratoire de traitement hyperspectral à l’Université d’Estrémadure, en Espagne.

Auparavant, le fait de devoir envoyer d’énormes quantités de données en vue de leur traitement limitait la vitesse de fonctionnement des satellites. L’équipe d’Antonio Plaza travaille sur un logiciel capable de faire ce travail en temps réel. Plutôt que d’examiner chaque bande spectrale d’une image, le logiciel recherche dans le spectre des motifs correspondant aux caractéristiques des différents matériaux. «Si vous avez un satellite qui collecte des données au-dessus d’un feu de forêt et que vous souhaitez que ces données soient utiles, vous devez être en mesure de les exploiter rapidement», poursuit Antonio Plaza.

Les caméras hyperspectrales interviennent désormais dans de nombreux secteurs d’activité. En agro-alimentaire, des images infrarouges sont capables de détecter la tendreté de la viande ou le goût d’une pâtisserie en analysant sa teneur en sucre, en graisse et en eau. Ou encore dans le domaine de la médecine, où des modifications chimiques peuvent dénoter un cancer de la peau. «C’est la meilleure manière d’effectuer des analyses de manière non destructive», opine Steve Marshall.

Ces caméras peuplent encore le ciel, note Uta Heiden du Centre aérospatial allemand. Lorsque l’Allemagne lancera son satellite du Programme de cartographie et d’analyse de l’environnement en 2017, une caméra dernière génération sera présente à son bord, afin d’analyser des données sur 224 bandes du spectre dans des pixels de 30 m de large.

Caméras à -200 °C

La plupart de ces applications se focalisent sur le visible et le proche infrarouge. Les longueurs d’onde plus longues, appelées infrarouge moyen ou thermique, contiennent également des informations utiles, mais elles étaient jusqu’à présent difficiles à détecter. En effet, les micro-vibrations subies par tout objet à température ambiante émettent un rayonnement dans cette partie du spectre, ce qui perturbe les capteurs avec de faux signaux. Pour supprimer ce bruit, les caméras devaient généralement être refroidies à -200 °C, ce qui les rendait encombrantes et onéreuses.

Les avancées technologiques ont réduit le coût de l’imagerie dans cette région du spectre, ouvrant la voie à de nouvelles utilisations. Alors qu’ils menaient des expériences avec un rayon laser en 2007, Christian Pedersen et ses collègues de la Danmarks Tekniske Universitet (DTU) ont trouvé par hasard un moyen de rendre les ondes infrarouges de faible puissance détectables dans la région visible. En croisant dans un cristal un faisceau laser avec la lumière de la cible, il est possible de déplacer le signal combiné dans la gamme visible.

«Une fois déplacé, l’infrarouge moyen peut être enregistré par une caméra ordinaire», explique Christian Pedersen, qui a cofondé en 2012 la startup IRSee. Sa caméra peut détecter un unique photon infrarouge et révéler des modifications structurelles du tissu susceptibles d’être utilisées dans le diagnostic du cancer. Elle peut également mettre au jour la présence de gaz autrement invisibles, tels que le méthane et le CO2.

Ces gaz potentiellement nocifs sont également la cible de Rebellion Photonics, une startup implantée au Texas. Les caméras hyperspectrales classiques analysent l’image ligne par ligne, chaque instantané prenant quelques secondes à être généré. Cela les empêche d’enregistrer des objets en mouvement, selon Robert Kester, qui a cofondé l’entreprise en 2009.

Son idée a été d’utiliser un jeu de minuscules miroirs pour rediriger la lumière de chaque pixel sur une matrice de «sous-imageurs», qui réduisent la lumière de chaque pixel à une ligne mince. Chacune de ces lignes est ensuite envoyée à travers un prisme qui la décompose dans ses différentes longueurs d’onde à l’instar d’un arc-en-ciel, ce qui permet à un détecteur bidimensionnel de capturer toutes les informations. Le dispositif peut enregistrer 30 images par seconde, ce qui en fait une caméra vidéo hyperspectrale.

Finalement, le système superpose ces images de gaz en fausse couleur sur un flux vidéo régulier. Grâce à ce procédé, les sociétés pétrolières et gazières peuvent détecter les fuites à mesure qu’elles apparaissent, de quoi remplacer leur système de surveillance qui date des années 1950. En 2013, l’entreprise a été nommée «startup de l’année» par le Wall Street Journal, qui relevait l’importance du marché de la sécurité des plateformes de forage et des raffineries: 10 milliards de dollars.

L’hypervision pour tous

Non seulement les caméras sont de plus en plus rapides et sensibles, mais elles ne cessent de gagner en compacité. Visnx, une spin-off de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), promet de faire fondre le poids des caméras hyperspectrales. «Notre technologie nous permet de réduire les capteurs de façon à pouvoir les adapter sur n’importe quel objet», déclare Yosef Akhtman de l’EPFL. Cela inclut les aéronefs légers sans pilote et les ULM, que le chercheur a utilisés pour établir des cartes hyperspectrales des lacs Léman et Baïkal. Ces capteurs peuvent également être fixés sur des microscopes standards et devenir portatifs.

Timo Hyvärinen, du fabricant finlandais de caméras hyperspectrales Specim, prévoit que d’ici à deux ou trois ans des versions portatives permettront aux professionnels de métiers courants (agriculteurs, médecins, officiers de police et inspecteurs en environnement) d’accéder instantanément à ce monde invisible.

L’intégration de ce macrocosme chimique à notre quotidien pourrait ouvrir la voie à une multitude d’opportunités nouvelles, affirme Christian Pedersen. «C’est comme si une toute nouvelle paire d’yeux nous était donnée.»
_______

Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 2/2014).