KAPITAL

Transformer les déchets en or

La production de détritus en Suisse atteint 700 kg par an et par habitant. Des ordures que des PME se chargent de traiter, recycler ou incinérer. Tour d’horizon d’un marché méconnu mais rémunérateur.

Pionnière en matière d’écologie, la Suisse s’est de longue date posé la question du recyclage de ses déchets. Depuis les années 1980, elle a considérablement amélioré son taux de récupération, passé de 20% environ à plus de 50% aujourd’hui, tous déchets confondus. Avec des performances parfois impressionnantes: là où la Suisse recycle ou valorise 98% des matières plastiques, son voisin français dépasse péniblement un taux de 60%. Des résultats qui s’expliquent par des infrastructures et un tissu économique adaptés.

Chaque type de déchets présente des particularités et nécessite un traitement approprié: on ne gère pas le papier comme les téléviseurs. La société genevoise RVM Recycling Valorisation de Matières s’est spécialisée dans la gestion des déchets spéciaux (produits chimiques, médicaments) ou confidentiels (dossiers administratifs, disques durs). Fondée en 1987 par Jean-Paul Humair, RVM s’est d’abord cantonnée à la simple collecte avant de franchir une étape décisive en assurant le démontage d’anciens centraux téléphoniques de Swisscom.

Le mouvement est lancé et la demande est telle que l’entreprise connaît une croissance rapide dans les années 1990. «Pendant ces quinze dernières années, j’ai acquis près de 15 véhicules et autant de nouveaux collaborateurs», se souvient Jean-Paul Humair, qui a installé depuis 2010 son entreprise à Meyrin-Satigny (GE), sur plus de 4500 m2.

L’entreprise compte aujourd’hui 22 employés, contre 12 en 2010. RVM possède plusieurs broyeurs et assure des tâches de décâblage, étape nécessaire à la récupération de métaux comme le cuivre. Triés, les différents matériaux sont ensuite revendus à d’autres opérateurs spécialisés, en Suisse et en Europe.

Complexe, variée, la gestion des déchets est soumise à une permanente remise en cause: les normes ont changé, les études d’impact se multiplient et la nature des détritus a profondément évolué avec l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Pour Jean-Paul Humair, «peu d’industries se sont autant transformées en si peu de temps». Cet électromécanicien de métier est d’autant mieux placé pour en témoigner qu’il préside l’association des recycleurs de Genève qui regroupe 16 entreprises spécialisées du canton.

Innovations en série

Une telle évolution force à innover en permanence: services, organisation, valorisation, nouveaux produits… Le cas de la société EcoWaste, installée à Aclens (VD), est à cet égard exemplaire. Fondée en 2003, elle fabrique des «conteneurs intelligents». Pour se différencier de ses concurrents, son directeur Jean-Luc Schlaeppi a développé des solutions destinées à optimiser le ramassage. «Qu’ils soient enterrés ou semi-enterrés, nos modèles sont dotés de jauges qui permettent de mesurer le niveau de remplissage grâce à un système de sondes connectées au Web.»

L’algorithme développé par l’entreprise permet d’avertir les municipalités lorsqu’il est temps de vider les conteneurs, de quoi éviter les collectes inutiles ou compliquées en cas de surcharge. Mieux: la PME, qui compte aujourd’hui 27 collaborateurs à plein-temps, a su s’adapter au cas des communes qui ont adopté la taxe au poids. «nous avons développé un système de badge qui contrôle l’accès au conteneur, indique Jean-Luc Schlaeppi. Sur la base du principe du pollueur-payeur, la facturation est adaptée à chacun, en fonction du poids qu’il dépose.»

L’innovation a un coût: 11’000 francs l’unité pour un conteneur semi-enterré, 16’000 pour un modèle enterré complètement. Un investissement vite compensé par la réduction des volumes ramassés. Forte d’un chiffre d’affaires de cinq millions de francs, l’entreprise a déjà convaincu une vingtaine de collectivités publiques en Suisse. Pour accompagner sa croissance et son développement à l’international, EcoWaste a pu compter sur le soutien de l’association vaudoise Innovaud, qui aide les start-up et les PME porteuses de projets d’innovation.«EcoWaste correspondait parfaitement au profil des entreprises que nous ciblons», explique le directeur d’Innovaud, Patrick Barbey.

Au-delà des questions de financement, l’association propose du coaching afin d’offrir un encadrement optimal aux entreprises éligibles. Un soutien qui permet à EcoWaste d’envisager sereinement un avenir tourné vers l’international. Italie, Belgique, France, l’entreprise y est déjà un peu présente. Elle a par exemple vendu 1200 conteneurs à sonde de niveau et 800 autres à contrôle d’accès dans l’Hexagone.

La PME Serbeco, installée à Satigny (GE), a pour sa part innové dans les services qu’elle propose. Née en 1975, elle se contentait initialement de collecter le verre usagé pour la Ville de Genève. Une hyperspécialisation alors fréquente. «Dans les années 1990, les entreprises de récupération ne géraient le plus souvent qu’un type de détritus: papier, verre, métaux, analyse Bernard Girod, qui a dirigé la société de 1991 à 2012. Nos clients devaient parfois s’adresser à une quinzaine d’interlocuteurs différents pour se débarrasser de leurs déchets. Nous avons compris avant d’autres l’intérêt de développer notre activité en gérant l’ensemble de leurs déchets. Ainsi, nous avons simplifié la tâche des clients en leur permettant de s’adresser à un seul et même interlocuteur.»

Serbeco est aujourd’hui dirigée par le fils de Bernard Girod, Bertrand. Riche d’une centaine de collaborateurs et de locaux de 30 000 m2, l’entreprise a fondé d’autres structures: Energie durable, qui commercialise des sources d’énergie issues de la biomasse, et Prop, spécialisée dans le nettoyage de chantiers ou d’espaces publics.

Ces PME illustrent une réalité: le marché du recyclage en Suisse est mature. En témoigne le profil des salariés du secteur: les machinistes et les mécaniciens des ateliers sont aujourd’hui rejoints par des ingénieurs, des électromécaniciens, des experts ou encore des chercheurs. «La Suisse romande bénéficie d’un contexte exceptionnel, marqué par des liens étroits entre les grands centres de recherche comme l’EPFL, les entreprises innovantes et les technopôles, raconte Patrick Barbey. Les six parcs technologiques vaudois favorisent les échanges, permettent la mise en commun de locaux, d’infrastructures techniques et de compétences.»

Jean-Paul Humair ajoute que «le métier de recycleur existe depuis longtemps mais se professionnalise de plus en plus, à tous les niveaux». Un mouvement concrétisé par la mise en place d’un Certificat fédéral de capacité en 2000. Lui-même forme des apprentis depuis 2007 au sein de sa société — dont une jeune fille, premier signe d’une possible féminisation de ces métiers traditionnellement masculins.

Essentiel pour la vitalité du tissu économique romand, le secteur présente aussi une dimension sociétale. Fondée en 1995, la PME Job Eco, basée au Locle, ajoute par exemple une ambition sociale à son rôle environnemental. Son directeur, Nicolas Frein, affirme que l’entreprise privilégie l’emploi de personnes en situation de précarité avec le soutien du canton de Neuchâtel. Job Eco se spécialise dans le démantèlement et le recyclage de matériel électrique et électronique. Un secteur clé: l’explosion des nouvelles technologies a multiplié les outils numériques truffés de composants électroniques plus ou moins complexes à récupérer et à valoriser.

La consommation d’ordinateurs, de smartphones, de tablettes ou de téléviseurs ne cesse d’augmenter, dopée notamment par d’incessantes innovations. «avec le Mondial de foot, nous avons récemment récupéré de nombreux téléviseurs, sourit Nicolas Frein. Les Suisses ont profité de l’occasion pour acheter des modèles plus récents.»

Job Eco assure une collecte sélective pour le compte des entreprises et des déchetteries communales des cantons de Neuchâtel et du Jura. Ses salariés, formés dans l’entreprise, les démantèlent pour recycler les matières réutilisables comme le cuivre ou le plastique. Ils éliminent les toxiques et les éléments non valorisables et assurent une première étape de déconstruction avant de confier les carcasses à d’autres opérateurs pour qu’ils en achèvent le traitement.

Autre signe de maturité du marché, la collaboration entre le secteur public et privé semble apaisée. Une bonne nouvelle dans un domaine soumis à de fréquentes évolutions réglementaires. Le cas du canton de Genève illustre cette confiance mutuelle. «Les pouvoirs publics ne font pas concurrence au privé, ils se limitent à veiller au respect du cadre légal et à sensibiliser la population pour améliorer le taux de récupération, assure Jean-Paul Humair dont l’association qu’il préside est directement impliquée dans les campagnes de promotion et parfois dans les processus de décision cantonaux. Ils laissent au secteur privé le soin de rassembler, collecter, transporter, trier, valoriser et commercialiser les déchets de tous types.»

Et demain?

Reste une question essentielle: les PME tiendraient-elles le choc face à la concurrence de grands groupes que la vitalité du secteur pourrait séduire? «Ils ont déjà essayé, avertit Bernard Girod. La multinationale française Veolia, active dans la collecte et le tri des déchets ainsi que dans la distribution d’eau, a tenté de s’implanter dans la région, non sans une certaine arrogance.» Avant de déchanter rapidement. «La concurrence de cette multinationale, qui a entre-temps quitté la Suisse, nous a d’abord inquiétés. Puis elle nous a poussés à faire évoluer nos offres et à moderniser nos installations en fonction des besoins de nos clients.»

Autre facteur non négligeable: les contraintes du territoire helvétique. «Dans tout le pays jurassien, la nécessité de ne pas multiplier les convois de camions favorise les acteurs locaux», estime Nicolas Frein. Veolia a fini par se retirer, réalisant qu’elle ne pourrait s’aligner sur la bonne réputation et l’ancienneté des PME romandes. Les capacités d’adaptation de ces dernières et leur implantation dans un tissu local fidèle à ses partenaires traditionnels ont fait le reste.

Le marché semble donc protégé de la concurrence des grands groupes. Seulement, n’est-il pas saturé? Pas pour Jean-Paul Humair qui voit dans les métiers verts une source d’innovation capable de générer des emplois, à condition que les entreprises sachent s’adapter. «Pour les centrales de tri, les règles seront de plus en plus strictes en matière d’impact sur l’environnement, prévient-il. Les acteurs du recyclage seront constamment amenés à faire évoluer leurs techniques.»

Une contrainte qui est aussi une opportunité: «Plus nous irons loin dans la différenciation, plus le tri sera qualitatif, mieux nous serons rémunérés», rajoute le directeur de RVM. Les métaux, aujourd’hui compactés grossièrement avant d’être réutilisés dans les fonderies, seront mieux triés demain pour répondre aux besoins des secteurs industriels qui devront affronter la raréfaction de certaines matières rares ou chères. «Le recyclage devient une source de matières premières essentielle, conclut Jean-Paul Humair. Il est possible de récupérer jusqu’à 130 kg de cuivre en recyclant une tonne de téléphones portables.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.