LATITUDES

Excès d’empathie

D’Obama à Facebook, l’empathie est érigée en nouvelle valeur cardinale. Mais des voix s’élèvent pour dénoncer ses travers. Son heure de gloire touche-t-elle à sa fin?

Cultiver l’empathie est devenu la voie du salut. L’économie, la politique, le management, l’éducation, l’écologie ou les réseaux sociaux souhaitent bénéficier de son apport. Ainsi, l’économiste américain Jeremy Rifkin appelle de ses vœux le remplacement de l‘homo economicus, cet être égoïste, par l’homo empathicus qui aspire à la coopération et non à la maximalisation de ses intérêts. Pour lui, civiliser, c’est empathiser.

Une approche partagée par Barack Obama. L’empathie est une qualité qui peut changer le monde, martèle-t-il dans ses discours. La célèbre allusion du président au «déficit d’empathie», à l’origine de bien des maux, se retourne d’ailleurs contre lui. Ses portraitistes le dépeignent volontiers comme cérébral, distant et manquant singulièrement d’empathie avec tous ceux qui ne font pas partie de son premier cercle.

Dans les entreprises, les managers doivent se montrer empathiques lors des entretiens. Une écoute empathique améliorerait les conditions de travail des collaborateurs. L’empathie fait aussi son entrée dans des écoles maternelles. Le psychologue français Serge Tisseron a conçu un protocole de jeu de rôle qui développerait cette faculté. «Pour sauver la planète, faisons preuve d’empathie», préconise Didier Schmitt, conseiller scientifique à la Commission européenne qui souhaite élargir à l’environnement la dimension inter-individuelle de l’empathie.

Enfin, Facebook n’échappe pas à l’emprise actuelle de ce concept. Le réseau social a chargé Arturo Bejar, son responsable de l’ingénierie, de «créer de l’empathie entre ses usagers les plus jeunes». Pour ce faire, la suppression de posts blessants a été facilitée grâce à des réponses pré-rédigées décrivant les émotions négatives suscitées par tel ou tel propos. Des autocollants, proches des émoticônes, ont fait leur apparition et, bientôt, des sons pourraient accompagner les messages et contribuer à susciter de l’empathie en ligne.

L’empathie a succédé à la sympathie et à la compassion qui ont aussi connu leur heure de gloire. Transposition de l’allemand Einfühlung, «éprouver dedans», ce trait de personnalité caractérisé par la capacité de ressentir une émotion appropriée en réponse à celle exprimée par autrui était, il y peu encore, une posture propre à la psychiatrie. L’un des ingrédients clés dans la création d’une relation thérapeutique. Comme bien d’autres mots de la psychiatrie (hystérie, autisme, névrose, schizophrénie) débarqués dans le langage courant, il est devenu un terme creux. Dans son essai «Les mots sans les choses», l’anthropologue Eric Chauvier s’en prend précisément à ces mots qui ne disent rien et diagnostique une «psychopathologie du langage».

Avec l’estime croissante attribuée à l’empathie, il est devenu politiquement incorrect d’émettre un avis critique à l’encontre de ce terme au contenu flou, comme le relève le philosophe new-yorkais Jesse Prinz: «Affirmer que vous êtes contre l’empathie est équivalent à révéler que vous n’aimez pas les chiots.» Il établit dans ses écrits que, pour ce qui relève des questions morales, l’empathie n’est pas indiquée et qu’une émotion telle que la colère peut s’avérer plus adéquate. Exercer son jugement moral exige plus que de se mettre à la place d’autrui. Il importe alors de faire taire les élans émotifs de l’empathie.

Autre pourfendeur de l’empathie, Paul Bloom, professeur de science cognitive à Yale University, estime que ce dont a besoin le monde, c’est d’un peu moins d’empathie et de davantage de compassion. Une relation plus distante et rationnelle mais en mesure d’améliorer le sort de l’autre. «L’empathie devra céder le pas à la raison pour que l’espèce ait un avenir», résume-t-il dans le magazine américain «New Yorker». En septembre dernier, il lançait un débat passionnant et passionné sur le sujet dans la revue «Boston Review».

Quant à Simon Baron-Cohen, professeur de psychopathologie du développement à l’Université de Cambridge, il montre, à l’aide de nombreux exemples, que l’empathie est souvent mauvaise conseillère. L’empathie est chauvine, elle ne s’exerce qu’entre pairs. Ce qu’on appelle l’effet «victime identifiable» est désastreux car il conduit à la médiatisation de catastrophes qui touchent un petit nombre (tueries dans un collège) au détriment d’autres auxquelles nous sommes devenus insensibles (malnutrition).

Le réflexe empathique peut conduire à bien des égarements. Matthieu Ricard s’en méfie: «Selon les circonstances et les individus, l’empathie peut évoluer en sollicitude et engendrer le désir de pourvoir aux besoins d’autrui. Mais elle peut aussi déclencher une détresse qui focalise notre attention sur nous-mêmes et nous détourne des besoins des autres. Pour cette raison, l’empathie ne suffit pas en elle-même à engendrer l’altruisme.» Le moine bouddhiste encourage l’émergence non de l’homo empathicus mais de l’homo altericus. L’altruisme, c’est quoi?