LATITUDES

Se réinventer après la vente de son entreprise

Quitter la société que l’on a créée n’est jamais facile. Même si la vente s’est bien passée. Quatre entrepreneurs racontent comment ils ont tourné la page et se sont lancés dans de nouveaux projets.

Plus de 200 fusions et acquisitions ont impliqué des PME suisses en 2013, selon une étude du cabinet de conseil Deloitte. Qu’il s’agisse pour les créateurs d’entreprise de saisir une opportunité financière ou de trouver une solution pour pérenniser l’activité de leur PME, la vente laisse souvent place à un sentiment de vide et à une période de doute.

Tanja Wranik, psychologue du travail, coach pour cadres et dirigeants d’entreprise, observe un lien émotionnel fort entre le créateur d’entreprise et sa PME: «Pour les chefs d’entreprise que je côtoie, leur société représente énormément d’investissement personnel, en temps et en travail. Elle signifie aussi de nombreux sacrifices et des prises de risques. Or, toutes ces émotions fortes, positives comme négatives, s’arrêtent lorsqu’ils se séparent de leur PME. Un vide peut s’installer, comme après un marathon.»

Avant de pouvoir rebondir, quatre étapes attendent l’entrepreneur: les phases de repos, de bilan, de perspectives et de nouveauté. En premier lieu, le dirigeant qui a quitté sa PME a besoin d’une coupure pour reprendre des forces. «Il doit surtout trouver quelque chose qui lui fait du bien, explique la psychologue. Il peut s’agir de voyages ou de temps passé avec la famille. Quelqu’un que je suivais est parti sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Un autre a participé à un mois de cours de cuisine.»

Cinq ans d’incertitudes

Revigoré, l’entrepreneur doit ensuite s’interroger sur ses activités des dernières années et revenir sur ce qui a plus ou moins bien marché pour lui. «C’est parfois aussi une forme de deuil», ajoute Tanja Wranik. Après cette phase de bilan s’ensuit un questionnement sur l’avenir. «L’ancien chef d’entreprise identifie ses compétences et se demande quel chemin il va prendre.» Avant d’accéder à la dernière étape et de se lancer dans une nouvelle activité, la spécialiste conseille de suivre une formation continue. «Nous avons la chance d’avoir une offre très large en Suisse. C’est un bon moyen pour acquérir de nouvelles connaissances et construire un nouveau réseau.»

Wouter van der Lelij est passé par ces différentes étapes. Après la vente en 2008 de jobup.ch, une plateforme de recrutement en ligne devenue leader romande dans le domaine, l’entrepreneur reste six mois dans la société qui n’est plus la sienne. A la fin de cette période de transition, il s’octroie des vacances: un tour du monde de huit mois avec sa femme et sa fille. «Je n’aurais jamais pu me permettre cette expérience quand j’étais chez Jobup. Seul aux commandes, je déléguais très peu et m’occupais de tout: administratif, informatique, comptabilité, etc. Je ne prenais que très peu de congés.»

La remise en question qu’il opère à ce moment-là pousse le Genevois à se relancer dans de nouvelles aventures, de manière différente. «En rentrant de mon tour du monde, j’avais l’intention de démarrer une dizaine de projets d’entreprise. Je voulais faire les choses autrement: être au top, réaliser des bonnes idées, ne faire plus que de la stratégie et laisser le stress lié à l’exécution des tâches aux autres.»

Au bout de quelques années, la quasi totalité de ces projets échoue. «A ce moment-là, je me suis dit que je m’étais bien planté. C’était une mauvaise période pour l’ego.» Il cherche alors des réponses en lui-même et essaie différentes méthodes pour l’aider à faire le point: des formations, du développement personnel, de la psychologie, et il discute avec beaucoup d’autres entrepreneurs. Il sort de cette période d’incertitudes en 2013. «La belle réussite de Jobup, les échecs, les découvertes sur moi-même, j’ai décidé d’en faire quelque chose.» Depuis un an et demi, Wouter van der Lelij accompagne d’autres entrepreneurs. Il ne se dit ni psy ni coach: il partage son expérience et aide ses clients à trouver l’énergie pour réussir. «J’explique ce qui a marché ou non pour moi. Il s’agit d’un soutien important car même si un dirigeant d’entreprise a des collaborateurs, il se sent très seul.»

Ce nouveau projet l’occupe quasiment à 100%. Il accompagne des clients variés actifs dans des start-up Web, le développement durable, l’événementiel, la finance ou le coaching sportif. L’adrénaline de l’entrepreneur qu’il a pu ressentir chez Jobup ne lui manque-t-elle pas? «Elle me manquait dans les expériences qui ont suivi mon départ. En voulant me détacher du concret, j’avais perdu de l’enthousiasme. Aujourd’hui, avec ma société d’accompagnement d’entrepreneurs, je retrouve un peu de cette adrénaline, l’envie de bien faire les choses et d’aller au bout des projets avec mes clients.»

Revenir à ce qu’on sait faire

Lucas Girardet a lui aussi tâtonné après avoir vendu en mai 2012 à CarPostal sa société de vélos en libre-service Velopass. Il reste d’abord à la direction. «Je ne pouvais pas débrancher la prise tout de suite.» Puis, au bout d’une année, il quitte l’opérationnel. «Même s’il y avait des perspectives intéressantes, je n’étais pas fait pour être gestionnaire. C’est la créativité et les nouveaux projets qui m’intéressent.»

S’ensuit une période de questionnement pour l’entrepreneur, notamment au sein d’Equipass, la société qu’il a créée avec plusieurs anciens de Velopass après la vente. «Nous ne savions pas exactement ce que nous voulions faire de cette nouvelle entreprise. Nous avions des fonds et pas de pression immédiate. L’idée était plutôt de prendre un peu de recul en essayant des choses différentes.»

Les associés restent tout de même dans un domaine qu’ils connaissent bien: le développement durable. Ils lancent des projets en lien avec l’eau et les énergies renouvelables. Ils gèrent notamment la construction de centrales photovoltaïques. Durant l’été 2014, Lucas Girardet et ses partenaires arrivent à un constat: ils doivent désormais passer à des projets rentables. «Nous nous faisions plaisir, alors que la réussite commerciale de ce que nous faisions était assez limitée.» Après ce break, l’entrepreneur vaudois veut revenir à ce qu’il sait faire: le vélo. «Je suis, avant tout, un militant, notamment à travers l’association Pro Vélo Lausanne que je préside, et un entrepreneur local.» Il se concentre actuellement sur le développement d’un nouveau projet: un service de vélos pliables pour les entreprises et les hôtels.

Incompétent pour les vacances

Gilles Bos s’est posé moins de questions: entre son départ et le lancement de sa nouvelle société, seulement dix mois se sont écoulés. Pourtant, la vente d’Anteis, société de Plan-les-Ouates (GE) spécialisée dans la médecine esthétique, n’était pas planifiée. «Nous imaginions plutôt une introduction en Bourse, confie le cofondateur et ancien directeur de l’entreprise durant dix ans. Nous avions des projets de développement pour plusieurs produits que nous n’arrivions pas à réaliser, faute d’investisseurs convaincants.»

A l’automne 2013, Merz Pharma, un partenaire stratégique qui représente plus de 20% du chiffre d’affaires d’Anteis, présente une offre attrayante aux associés et donne des garanties pour la sauvegarde des 150 emplois de la société. Le rachat est scellé. «Un entrepreneur planifie sur trois à cinq ans, analyse l’ancien directeur. Lorsque la vente de son entreprise survient dans ces circonstances, c’est dur. Dire le contraire ne serait pas sincère de ma part.»

La division santé de l’entreprise genevoise est transférée au sein d’une nouvelle société: Apten, appartenant à plusieurs anciens associés d’Anteis. Gilles Bos passe la main. «Je ne cherche plus à être CEO, sans pour autant abandonner l’entrepreneuriat. Ce serait comme demander à un musicien d’arrêter de jouer: il ne peut pas arrêter la musique, mais il peut changer d’instrument.»

Dès la fin de son contrat chez Anteis en janvier 2014, l’entrepreneur loue de nouveaux bureaux. «J’ai eu besoin de retravailler tout de suite. Ma famille me dit souvent que je ne suis pas compétent pour les vacances!» Il crée dès le mois d’octobre 2014 le fonds d’investissement IforE (Investments for Entrepreneurs). «Ce fonds d’un nouveau genre s’adressera aux entrepreneurs qui souhaitent placer leur argent dans des PME romandes. Il fonctionnera aussi sur un mode collaboratif: nous proposerons à ces entrepreneurs d’investir en plus de l’argent de leur temps pour aider d’autres dirigeants.»

La création de cette nouvelle société fait bien sûr écho aux expériences passées de Gilles Bos. «Lorsque je cherchais des investisseurs pour Anteis, j’ai eu l’impression de ne pas toujours être bien compris par les fonds d’investissement, souvent gérés par des personnes ayant une culture financière. D’où l’idée de créer un fonds avec une culture entrepreneuriale avant tout.»

La phase de reconstruction après la vente d’une entreprise, Paul de La Rochefoucauld la connaît bien. Il l’a même vécue plusieurs fois: après le rachat de SourcingParts en 2000, un marché en ligne dédié à la communauté industrielle devenu leader en Europe, puis en 2011 avec celui d’iTaste, un réseau social gastronomique. «Dès que la vente commence à se savoir, le téléphone n’arrête pas de sonner, raconte-t-il. C’est assez rassurant dans un sens, mais les contacts qui vous appellent pour vous proposer du travail voient plutôt l’opportunité que vous représentez pour eux. Donc, si la possibilité de prendre un peu de temps à ce moment-là pour faire preuve de discernement existe, il faut la saisir.»

Pour lui, la transition a été plus harmonieuse après iTaste qu’après Sourcing-Parts. Il partageait depuis plusieurs années déjà ses bureaux avec une autre société, Open Web Technology. Après la vente, il a aidé ses voisins sur quelques projets puis est devenu «assez naturellement» leur associé.

Une transition assez naturelle

Paul de La Rochefoucauld ne veut plus gérer de start-up seul, sans laisser derrière lui l’univers du numérique qu’il connaît bien. Open Web Technology propose un conseil stratégique aux entreprises en matière de transformation digitale. «Il s’agit d’utiliser les nouvelles technologies pour changer les produits ou l’organisation d’une société. Dans le domaine bancaire, par exemple, l’avènement du e-banking prend le pas sur les services au guichet.»

Etre CEO d’une start-up ne lui manque-t-il pas? «Ce n’est plus la même excitation. Dans une start-up, on passe son temps à développer et à se battre contre ‘le mur de la trésorerie’. Aider des CEO de grandes entreprises à prendre les bonnes orientations pour se transformer en prenant avantage des nouvelles technologies est très varié et représente un sacré challenge. Par exemple, élaborer une stratégie digitale pour l’un des leaders du monde des engrais, cela demande créativité et méthode!»

Les associés d’Open Web Technology, dont fait partie Paul de La Rochefoucauld, créent actuellement une nouvelle société qui commercialisera un produit dans le domaine de la téléphonie pour les PME. «Nous avons l’intention de fonder encore d’autres sociétés dans le cadre de la croissance d’Open Web (40 personnes). Reste à trouver le temps et les investisseurs pour le faire.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.