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La pianiste, le chasseur et le joueur de cartes

Hasard du calendrier, en 2015 trois socialistes seront à la tête de la Confédération, du Conseil national et du Conseil des Etats. Portraits croisés.

Rouge, donc, la Suisse. Le temps du moins d’une présidence, c’est-à-dire une petite année. Ou plus exactement de trois présidences. Le hasard de la tambouille magique à distribuer les hochets font que trois socialistes, dont deux romands, se partagent en 2015 les trois plus hautes fonctions. La Bernoise Simonetta Sommaruga à la tête de la Confédération, le valaisan Stéphane Rossini au perchoir du Conseil national et le jurassien Claude Hêche dirigeant les Etats. Point de radicaux, nuls zurichois, une vraie respiration dans la touffeur fédérale.

L’occasion aussi de voir à l’œuvre trois personnalités incarnant de façon fort différente l’idéologie gouvernementale la plus contestée du moment, en Europe du moins. Ce socialisme rose accusé sur sa gauche de n’être rien d’autre qu’une nouvelle droite qui ne s’assume pas, qui n’aurait gardé du socialisme qu’une emphase rhétorique et quelques mots magiques sonnant de plus en plus creux — solidarité c’est tellement vite dite et si vite oublié, ça mange si peu de pain. Sans jamais plus oser toucher à rien de ce qui fait l’évidence du capitalisme et du marché. Attaqué aussi par la vraie droite qui trouve ce socialisme délavé encore trop foncé, ayant laissé encore trop de rouge dans son rosé nouveau, habitant encore trop de vieilles lunes, en un mot, et c’est l’injure la plus rabâchée: archaïque.

Dans ce contexte tout sauf triomphant, les trois mousquetaires susnommés joueront sans doute des partitions différentes. On ne devient pas pianiste, chasseur ou joueur de cartes par hasard. Simonetta Sommaruga qui partage avec Ueli Maurer l’honorable caractéristique de n’avoir pas fait de hautes études — une matu et le conservatoire de piano suffisent à son bagage — incarne néanmoins un socialisme aristocratique, urbain et réformiste. Bien loin des sueurs syndicales, de la lutte des classes et des fins de mois à l’arrache, même si elle s’est fait connaître dans la défense des consommateurs.

La dame dégage une facilité et une hauteur qui en jette. De cette aisance, la pianiste donne une explication un peu méprisante pour ses laborieux collègues qui n’ont pas eu la chance de passer par le conservatoire de Lucerne: «Une oeuvre de Bach est plus complexe que la plupart des dossiers politiques».

Avec Claude Hêche, spécialiste des transports, surtout s’ils sont ferroviaires, on retombe largement sur terre. Sommés par Canal Alpha, la télévision de l’arc jurassien, de trouver un adjectif le caractérisant, quelques collègues parlementaires ont égrené un chapelet convenu de «compétent», «professionnel», «agréable», «serein», «au-delà des frontières partisanes». Avant que l’UDC Jean-François Rime ne se fende d’un plus original et révélateur «bon joueur de cartes».

Un socialisme donc qu’on imagine d’arrière-salle, modeste, travailleur, fuyant la peopolisation comme d’autre l’odeur du souffre. N’empêche: outre la bonne humeur, un sens aigu de la convivialité, un bon joueur de cartes c’est d’abord celui qui fera preuve d’une bonne dose de ruse et de malice guettant la moindre inattention de l’adversaire. Au premier jour de son règne, le tranquille et gentil Claude Hêche a choisi d’ailleurs le registre de la provocation avec une halte de son cortège officiel à Moutier. Un arrêt lourdement symbolique qui lui a valu déjà la réprimande des pro-bernois jugeant l’acte «inélégant et contraire aux bons usages».

Avec le chasseur Rossini — un vrai de vrai, genre de père en fils, pas un de ces néo-chasseurs à la Christophe Darbellay portant sur les épaules en une du Matin un chamois sorti tout droit du congélateur — on aura affaire à un socialisme normalement plus combatif et frontal. Même s’il a mis en avant pour son année présidentielle le thème un peu gnangnan du «vivre ensemble». Son goût instinctif de la lutte et de la confrontation se révèle par exemple dans une section discrète de son site personnel intitulée «les insultes» et qui met en ligne quelques lettres plutôt corsées arrivées dans sa boîte aux lettres. Où il se voit entre autres amabilités, qualifié de «traître à la patrie, super raciste anti-suisse» et reçoit les voeux d’un «bon petit cancer pour que tu la fermes définitivement».

Spécialiste des assurances sociales, obsédé de la caisse unique, Rossini n’est pas seulement chasseur mais aussi fanfaron. La chasse et la fanfare, il faut au moins ça pour faire oublier qu’on est socialiste et aligner les cartons électoraux en terre valaisanne.