LATITUDES

Arriver au sommet sans diplôme

Grimper les échelons d’une entreprise ou lancer sa société sans formation académique? Plusieurs directeurs romands ont prouvé que c’était possible.

C’est l’histoire d’un jeune Bernois, fils de garde forestier à Kandersteg, dans l’Oberland. Il fait ses premières classes dans son village, se décide pour une formation à l’Ecole supérieure de commerce de La Neuveville puis suit des cours à la Swiss Mercantile School de Londres. Un premier poste à l’Office du tourisme de Meiringen (BE) en 1963, et tout s’enchaîne, jusqu’à atteindre les hautes sphères de la fédération internationale de ski, de l’entreprise Intersport et de la politique. Adolf Ogi est élu au Conseil fédéral à l’âge de 45 ans, en 1987. Sur son CV, aucun master, aucune mention d’université.

Le parcours d’Adolf Ogi figure parmi les plus emblématiques de l’ascenseur social helvétique. C’est une des grande force du pays d’avoir autant d’exemples d’anciens apprentis qui ont gravi les échelons de l’économie et du pouvoir: Sergio Ermotti, CEO d’UBS, Daniel Rosselat, directeur du Paléo Festival et maire de Nyon, ou encore Monika Walser, qui s’est illustrée aux commandes de l’entreprise de sacs en bâche de camion Freitag. C’est aussi le cas de nombreux patrons romands moins médiatisés (voir portraits ci-dessous).

Une trajectoire aussi spectaculaire que celle d’Adolf Ogi reste-t-elle possible aujourd’hui? Peut-on encore parvenir au sommet d’une importante entreprise muni d’un simple CFC? De plus en plus difficile, voire impossible, répondent les spécialistes.

«L’environnement est devenu beaucoup plus compétitif, explique Christiane Morel, directrice d’Ethys, un cabinet spécialisé dans le recrutement des cadres pour les grandes PME, depuis plus de 20 ans. Le CFC reste une formation valorisée, mais le savoir-faire acquis par la suite doit impérativement être validé par des diplômes complémentaires, par exemple un brevet fédéral. Il faut la preuve que la personne aime apprendre, qu’elle cumule des connaissances pratiques et théoriques. Sans ces compléments, il est très difficile de se faire engager dans une position dirigeante, surtout pour les personnes de plus de quarante ans.»

Quant aux multinationales, elles n’entrent même pas en matière sans un certain niveau académique associé à plusieurs années d’expérience. «Les candidats pour les postes à responsabilité doivent impérativement correspondre à ces exigences, poursuit Christiane Morel. L’attitude de la jeune génération vis-à-vis des diplômes a d’ailleurs changé. Envisager de faire un MBA est devenu monnaie courante.»

Course aux diplômes

Les chiffres confirment la tendance. Selon l’Office fédéral de la statistique, un quart de la population suisse âgée de 25 à 64 ans bénéficiait en 2013 d’une formation universitaire ou d’une haute école, contre 11,9% dix ans plus tôt. Frédéric Bonjour, directeur de la formation au Centre patronal, constate aussi une inflation des titres. «Aujourd’hui, une grande partie des jeunes qui commencent par un CFC pensent déjà aux options qui leur permettront d’obtenir par la suite un Bachelor.»

Frédéric Bonjour côtoie principalement des PME des arts et métiers d’une taille moyenne de 25 employés. Il note l’importance de la formation continue et de la formation professionnelle supérieure. «Dans l’industrie, les machines, la vente ou encore le commerce, les cadres complètent souvent leur parcours par un brevet ou un diplôme reconnu sur le plan fédéral.» Chaque année, 22’000 personnes obtiennent un de ces titres. Le responsable du Centre patronal souligne par ailleurs la perméabilité du système suisse. Une personne qui opte pour l’apprentissage a la possibilité d’enchaîner avec une maturité professionnelle donnant accès aux hautes écoles ou des passerelles pour entrer à l’université.

Etre engagé dans un poste dirigeant sans être au bénéfice d’une solide formation théorique devient donc de plus en plus difficile. Mais qu’en est-il des patrons qui ont fondé leur propre entreprise? Ici, les règles du jeu changent complètement. «Il existe dans le tissu économique romand de très nombreux patrons qui ont parfaitement réussi sans autre diplôme en poche qu’un apprentissage», confirme Frédéric Bonjour. Selon une vaste étude de la Haute école spécialisée de la Suisse du Nord-Ouest (FHNW) sur la situation des jeunes entreprises du pays, publiée en 2010, seulement 38% des personnes qui créent leur société bénéficient d’une formation universitaire ou d’une haute école.

Avoir le «feu sacré»

«Ce qui compte, c’est l’état d’esprit, insiste Adrian Urs Sidler, chargé de cours pour le certificat en gestion d’entreprises de la FHNW et fondateur d’un bureau de conseil pour les PME. Il faut avoir le feu sacré, peu importe le niveau de formation.» L’offre de cours autour de l’entreprenariat ne cesse d’augmenter. Mais si ces enseignements sont trop académiques, ils ratent leur objectif, juge le spécialiste. Adrian Urs Sidler estime par ailleurs que démarrer par un apprentissage peut représenter un grand avantage.

«Je constate que les anciens apprentis font souvent de meilleurs patrons, poursuit-il. Il s’agit de personnes qui acquièrent très jeunes une expérience pratique et le sens des responsabilités. Un étudiant en médecine de 25 ans a souvent la maturité d’un apprenti de 20 ans. De plus, les personnes qui ont effectué un CFC sont en général plus proches de leurs employés.» Or, dans un contexte où les salariés n’ambitionnent plus de rester 20 ans dans la même entreprise, la capacité de gestion et de motivation du personnel gagne toujours davantage en importance.

Avoir l’étoffe d’un CEO et d’un créateur de projet ne s’apprend donc pas sur les bancs de l’école. Le parcours de Babette Keller le prouve. «Je suis née entrepreneur!», lance la pétillante directrice de Keller Trading, PME biennoise qui fabrique des textiles en microfibres pour l’industrie horlogère, la bijouterie et l’hôtellerie. Babette Keller a suivi un apprentissage de vendeuse en chaussures. Quelques années plus tard, à l’âge de 24 ans, employée dans le prêt-à-porter et passionnée de couture, elle se lance dans la fabrication de pochettes pour l’entreprise horlogère Breitling, un mandat décroché par le biais de son père qui travaille alors pour la marque.

Aujourd’hui, Keller Trading emploie 37 personnes et compte les plus prestigieuses enseignes de luxe parmi ses clients. «Mon MBA, c’est mon parcours de vie et le fait d’avoir eu quatre enfants. Je gère mon entreprise comme une famille et le respect de mes collaborateurs et de mes clients se trouve au centre de mes préoccupations. A mes yeux, la capacité relationnelle est l’un des points forts d’un bon leadership. Un cursus universitaire ne m’aurait sans doute pas apporté beaucoup plus que ce que j’ai appris sur le terrain: la passion, l’ardeur, l’endurance, l’anticipation et la persévérance.»

Tandem fructueux

Fondateur d’une entreprise ou professionnel recruté à l’extérieur, au final, les qualités personnelles d’un CEO font la différence. Christiane Morel, la directrice d’Ethys, estime qu’un bon dirigeant doit posséder l’envergure d’un rassembleur et se montrer capable de motiver ses employés afin que tous tendent vers un objectif commun, sans toutefois être prétentieux. «Cela paraît simple mais il s’agit de personnalités rares. Un patron doit aussi être visionnaire, bon stratège et cultiver un excellent réseau.»

«Je constate des différences énormes dans la manière d’appréhender les choses et le mode de fonctionnement entre les personnes dotées d’un CFC, accompagné ou non de diplômes complémentaires, et celles qui ont fréquenté HEC ou suivi un MBA, poursuit-elle. Lequel de ces deux profils est le meilleur? Tout dépend de la PME. Mais j’observe que deux cadres, l’un venu de la formation professionnelle, l’autre de la formation tertiaire, forment souvent un tandem très fructueux.»
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PORTRAITS

«Si vous êtes sûr d’avoir une bonne idée, foncez!»

Pierre Maget, cofondateur de Tekoe, s’est consacré au football avant de devenir entrepreneur. Il estime que son parcours serait plus difficile à reproduire aujourd’hui.

Pierre Maget codirige la société Tekoe, spécialisée dans le thé à l’emporter, et ses 80 employés. Seul bagage académique de ce créatif de 51 ans: un CFC de commerce, décroché à 19 ans. Entre-deux, une carrière de footballeur mais surtout un tourbillon de rencontres et d’idées.

«J’ai fait partie de ces gamins qui ont grandi avec une balle dans les pieds. J’avais la chance d’avoir de la facilité à l’école. Cela me permettait de me consacrer surtout au football.» Pierre Maget investit donc ses jeunes années à taper le cuir dans les différents stades de Suisse. Seul romand lors de ces pérégrinations footballistiques, Pierre Maget apprend le dialecte alémanique. Une langue qu’il utilise encore tous les jours. «C’est un gage d’ouverture qui est très apprécié outre-Sarine. Cela offre bien plus d’opportunités que l’on ne l’imagine.»

Capitaine du FC Saint-Gall en 1985, il poursuit une carrière semi-professionnelle jusqu’à 35 ans. Il n’en attend pourtant pas la fin pour se lancer dans le monde économique. Né dans une famille de commerçants, Pierre Maget a travaillé deux ans et demi dans la fiduciaire de son père après avoir obtenu son CFC. Mais il a surtout toujours fourmillé d’idées. En club déjà, il se retrouve souvent dans le rôle d’organisateur d’événements. En 1994, il lance sa marque de casquettes, la société textile Open Air. Il a alors 31 ans. En deux ans, la société décolle.

Pierre Maget concède toutefois qu’il a parfois eu l’impression de ne pas être pris au sérieux. En cause: son parcours atypique. «J’ai peut-être moins d’outils de gestion qu’un universitaire. Mais je connais mes limites. L’essentiel est de savoir s’entourer.» Cet entourage, c’est d’abord Valérie Peyre avec qui il forme un duo efficace et dynamique. Ensemble, ils fondent Tekoe en 2004 à Lausanne.

Apprendre à déléguer est devenu fondamental pour le tandem. Tekoe, qui a atteint le million de thés vendus en Suisse, a doublé son nombre d’employés ces 14 derniers mois avec l’ouverture de magasins à Madrid, Zurich et Genève. Pierre Maget le concède: «Il n’est pas évident de s’éloigner de son marché. Nous recevons moins de feedback. Les contacts avec les clients sont plus rares.»

Cet autodidacte n’exclut pas non plus de passer un jour par les bancs de l’université. «J’aimerais bien prendre des cours d’architecture, d’économie ou de gestion d’entreprise. Je participe à quatre ou cinq foires internationales par an. Je m’intéresse à tout: mode, inventions, nouvelles tendances. Je parcours ces salons de A à Z. C’est comme ça qu’est né la couleur verte de Tekoe.»

Il l’affirme pourtant, son parcours serait plus difficile à reproduire aujourd’hui. Le monde est plus complexe, les banquiers se laissent aussi moins convaincre. Mais Pierre Maget, qui rencontre beaucoup d’étudiants dans le magasin de Tekoe situé sur le site de l’EPFL, reste optimiste: «En Suisse, on est un peu timide. Mais il ne faut pas trop écouter les autres. Si vous êtes sûr d’avoir une bonne idée, foncez!»
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«L’essentiel, c’est d’être passionné»

Ancien élève dissipé, Christian Python est aujourd’hui à la tête d’une société de sûreté de 130 employés.

«Mon parcours professionnel!?…» Christian Python n’a pas perdu sa bonhomie malgré sa carrière exponentielle. Le directeur de Python Sécurité, une PME genevoise de 130 employés, reconnaît sans pudeur son absence de diplôme. Pas vraiment de quoi rougir, en effet, lorsque l’on dirige une société qui a su s’imposer sur son marché. Ses compétences, ce Fribourgeois d’origine de 61 ans les a acquises sur le terrain.

Les jeunes années de Christian Python sont pourtant marquées par le doute. «La concentration n’était pas mon fort à l’école. J’avais du mal à crocher quand le sujet ne m’intéressait pas.» Une légère hyperactivité, une pointe de dyslexie: il termine son école obligatoire à 17 ans, sans projet pour la suite.

Le déclic se produit lors du service militaire. Il prend goût aux opérations sécuritaires version grande échelle et se voit faire carrière sous les drapeaux. Mais son manque de diplôme et de maitrise de la langue allemande lui barrent le chemin. Il part pour un long séjour à Zurich. A son retour, il trouve un poste dans la sécurité d’un magasin genevois. Il ne le sait pas encore mais Christian Python vient de trouver sa voie.

La surveillance contre le vol à l’étalage devient sa spécialité. Geek de la première heure, il est le premier de son entreprise à se doter d’un «beeper», puis d’un portable. «A l’époque, nous avions besoin d’immenses mallettes pour passer des coups de fil. J’ai dû acheter ces appareils à mes frais. Mais une fois que mon chef a vu le beeper, il a immédiatement voulu avoir le sien.»

L’ancien étudiant frustré n’hésite pas à se rendre à Paris ou Munich pour y suivre des colloques sur la sécurité. Les derniers gadgets, les tactiques d’observation, la formation, Christian Python s’intéresse à tout. Il noue des contacts avec tous les acteurs de la «chaîne sécuritaire».

Suite à une restriction de personnel, il démissionne et postule comme chef de la sécurité de la chaîne de magasins Jelmoli. On lui fait confiance. Il devient vite responsable pour toute la Suisse romande, soit des déplacements entre 15 succursales. Christian Python accède ensuite au poste de chef de la sécurité à Globus, puis à Minit Suisse et Italie.

En 2002, il crée Python Sécurité avec le soutien de sa femme, aujourd’hui décédée. Son expérience d’homme de terrain assure à la firme une certaine renommée. Consultant pendant les travaux du centre commercial de la Praille, à Genève, la jeune société est chargée de la surveillance du complexe dès son ouverture.

Python Sécurité, responsable de la sécurité de Servette, traverse toutefois des périodes difficiles avec les problèmes de trésorerie du club. Mais le directeur parvient à rebondir. Il cite le match Angleterre-Argentine, en 2005 à Genève, une rencontre suivie dans le monde entier. L’opération est une réussite et les contrats s’enchaînent: le championnat d’Europe de football 2008, des partenaires étatiques, les CFF. La société génère, 12 ans après sa fondation, un chiffre d’affaires annuel de quatre à cinq millions de francs.

Christian Python avoue avoir manqué de confiance au long de son parcours. Il met en avant certaines lectures qui lui ont permis de se libérer du passé et de surmonter sa peur de l’échec. «J’ai appris à gravir les sommets pas à pas. Bien sûr, quand j’auditionne quelqu’un avec un profil comme le mien, je tends à faire confiance. L’essentiel, pour moi, c’est d’être passionné.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.