KAPITAL

J’ai vendu mon entreprise. Et maintenant?

De nouveaux locaux, un nouveau directeur, une nouvelle identité: la reprise d’une société s’accompagne souvent de profonds bouleversements. Témoignages.

C’est dans le quartier flambant neuf de la Morâche, à Nyon (VD), près de la gare, que Jacques Suard et ses 15 collaborateurs ont pris leurs marques depuis quelques mois. L’architecte nyonnais de 72 ans a vendu son entreprise, Suard Architecture, fin 2011 pour en assurer la pérennité. Il l’a confiée à l’un des plus grands acteurs romands du secteur, CCHE Architecture et Design, qui emploie déjà plus de 140 collaborateurs.

La démarche de Jacques Suard est courante en Suisse romande. Selon Samuel Babey, directeur Corporate Finance du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers, au minimum 15 PME romandes sont rachetées tous les ans. «Au niveau national, 25% des entreprises devront être transmises dans les cinq années à venir», analyse Nicole Conrad, secrétaire générale de l’association vaudoise Relève PME, spécialisée dans les successions d’entreprises.

Mais que deviennent ces sociétés lorsqu’elles sont intégrées à une autre entreprise ou à un grand groupe? Leur identité peut-elle rester inchangée? Quelles transformations sont le plus souvent engagées par le nouvel acquéreur? «Tous les scénarios sont possibles, note Samuel Babey. La première étape de discussion portera sur la valeur et donc le prix de vente de la société. Pour le cédant, la priorité est surtout d’assurer l’avenir de ses employés.»

Garder sa liberté

Pour Xavier Castaner, professeur à HEC Lausanne, les décisions imposées par l’acquéreur peuvent toucher trois dimensions. La première est structurelle: «L’acquéreur décidera probablement de redistribuer les cartes dans le management de l’entreprise rachetée pour en améliorer le fonctionnement. Il formera peut-être aussi de nouvelles équipes.» Le maintien, ou non, du directeur en place se décide en général au moment du contrat. Le plus souvent, le directeur reste au sein de la société au moins durant les deux premières années suivant la transmission. C’est notamment le cas de Jacques Suard, qui a intégré le conseil d’administration de la nouvelle entité et a donc servi de lien pour une transition en douceur.

La seconde étape concerne les salariés de l’entreprise vendue. «Le repreneur peut intervenir dans le patrimoine des ressources humaines et procéder à des licenciements ou des replacements», explique Xavier Castaner. Dans un troisième temps, l’acquéreur peut finalement imposer toute sa culture ou philosophie d’entreprise. «Il fera disparaître alors totalement l’identité de l’ancienne société.» Le professeur signale néanmoins que l’absorption totale de la petite entreprise est rare et dangereuse. «Tous les employés risquent simplement de s’en aller.»

«Dans les secteurs techniques, par exemple, les grandes entreprises cherchent le plus souvent à rattraper l’évolution technologique et s’intéressent au savoir-faire spécifique d’une petite entreprise», indique Xavier Castaner. L’exemple de Jean-Christophe Zufferey, directeur de la start-up vaudoise Sensefly, rachetée par le groupe français Parrot en 2012, le confirme. Spécialisée dans la conception et la réalisation de drones à usage professionnel, la jeune entreprise évoluait sur un marché que Parrot, leader dans les drones grand public, envisageait alors d’intégrer. «Toute l’équipe est restée en place et nous avons une liberté totale d’exécution», se réjouit l’entrepreneur de 40 ans.

Anticiper les tensions

Joëlle Rossier, qui dirige un cabinet de recrutement et de conseil à Pully (VD), insiste sur la valeur des ressources humaines. «La cohésion de groupe est importante, surtout si l’entreprise se trouve en phase de développement. L’acquéreur essuiera une perte substantielle si ce patrimoine n’est pas respecté. Les ressources humaines représentent la force vive de l’entreprise et sont de surcroît liées à l’image de l’ancienne structure.»

Une bonne communication de la part de l’acquéreur et de l’ancien patron est donc essentielle. «Elle permettra d’anticiper les bouleversements qui apparaîtront dans les premiers mois suivant la reprise: un déménagement, un nouvel aménagement de l’espace de travail, la signature d’une nouvelle convention de travail et donc d’une nouvelle politique salariale, ou encore l’apprentissage d’une autre approche de la clientèle, explique la spécialiste. L’acquéreur intelligent saura capitaliser sur les salariés en place pour faire évoluer la nouvelle entité.»
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PORTRAITS

«Je ne voulais pas de changement brutal»

L’architecte Jacques Suard a cédé son entreprise à un très grand bureau lausannois pour lui donner un nouveau souffle.

Jacques Suard a réalisé des chantiers phares de la région avec les 15 collaborateurs de son atelier nyonnais, comme le centre commercial La Combe, à Nyon, ou encore le complexe de Balexert, à Genève. Assis dans les locaux flambant neufs de ce qui est aujourd’hui SUARD-CCHE Architecture, dans le récent quartier de la Morâche, à Nyon, l’architecte de 72 ans se montre serein.

«Nous arrivions à notre maximum en ce qui concerne la gestion et aussi la capacité dans nos locaux… Et j’avais atteint l’âge de la retraite.» À la fin 2011, Jacques Suard cède son entreprise à l’un des plus grands bureaux d’architectes romands, CCHE Architecture et Design, basé à Lausanne. La société, dont la direction est partagée entre six associés, compte plus de 140 collaborateurs. «Je voyais cette grande structure d’un bon œil. Elle a une même vision du métier et je peux dire aujourd’hui que CCHE a donné un nouveau dynamisme à Suard.» La reprise s’est faite en douceur. «Je ne voulais pas de changement brutal, je suis resté plus de deux ans dans le conseil d’administration. J’étais très impliqué en tant que patron. Certains mandats me tenaient à cœur et je voulais les mener à terme.»

Les adaptations engagées ont été nombreuses et rapides: six mois après le rachat, deux associés de Suard Architecture, dont la fille de Jacques Suard, Stéphanie, ont rejoint la direction générale du groupe. De son bâtiment historique, l’équipe a par ailleurs déménagé dans de nouveaux locaux en 2014. «Cela a été le plus pénible émotionnellement pour moi», admet Jacques Suard. Sans compter le renouvellement de l’équipe pour compenser les membres qui partaient à la retraite. «Nous avons pris le temps de rassurer chaque collaborateur qui s’inquiétait de tous ces changements», explique Stéphanie Suard Dancet.

Grâce au rachat de Suard Architecture, CCHE a consolidé sa présence sur la Côte. Le bureau, qui mise sur la formation, accueille dix stagiaires EPFL et sept apprentis. «Notre concept est de faire porter l’entreprise par les jeunes. Il se retrouve naturellement aujourd’hui dans nos deux ateliers» observe Hannes Ehrensperger, associé de CCHE.
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«Nous gardons une liberté totale d’exécution»

La société vaudoise Sensefly, rachetée par le groupe français Parrot en 2012, évolue tout en gardant son indépendance.

Sensefly est un bel exemple de success story. En 2011, la société, née à l’EPFL, compte trois collaborateurs, l’année suivante elle en dénombre 35. Après la prise de participation majoritaire du groupe français Parrot, l’évolution de la société est considérable. «Nous sommes aujourd’hui plus de 80 collaborateurs. Nous avions prévu de grandir, certes, mais jamais aussi vite!», raconte Jean-Christophe Zufferey, actuel directeur. L’entreprise basée dans la zone industrielle de Cheseaux-sur-Lausanne (VD), est devenue en cinq ans leader sur le marché des drones professionnels pour la cartographie 3D de haute précision. D’une cinquantaine de drones vendus sur toute l’année 2011, elle en livre aujourd’hui près de 100 par mois.

«Au moment de notre rapprochement avec Parrot, nous nous trouvions dans une bonne position, poursuit l’entrepreneur de 40 ans. Nous avions cerné notre marché, nous comptions déjà des clients. Nous recherchions en fait un investissement pour stimuler notre capacité d’innovation.» Parrot, alors spécialiste des technologies sans fil pour mobile, s’était déjà lancé dans le domaine du drone, mais tout public. «C’était là tout l’intérêt: nous avions une vision claire du marché professionnel, Parrot ciblait le marché grand public. Notre acquéreur s’intéressait à la technologie que nous avions développée. Elle a souhaité garder le management en place. Nous avons une liberté totale d’exécution.»

Le savoir-faire et les compétences spécifiques de l’entreprise lausannoise ont convaincu le groupe français de plus de 900 collaborateurs. «Soit nous développions des drones professionnels nous-mêmes, soit nous trouvions une entreprise spécialisée, comme Sensefly», explique Yannick Levy, responsable du développement de Parrot. Les synergies entre les deux leaders technologiques sont telles que des ingénieurs parisiens travaillent aujourd’hui chez Sensefly et vice-versa. Jean-Christophe Zufferey souligne: «Il s’agit d’un vrai échange de connaissances. Et Parrot a su garder un esprit de start-up avec une vision de management encore assez horizontale. Nos séances trimestrielles sont de vrais débats, nos discussions sont constructives, ils ne nous ont encore rien imposé.»
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«L’esthétique du garage a totalement changé»

Jacques Grimm a vendu son enseigne Grimm Centre afin de régler sa succession. La société a gagné en productivité.

«Nous étions concessionnaire Opel depuis 1985», raconte Jacques Grimm, 80 ans. L’ancien propriétaire du garage Grimm Centre, situé au Petit-Lancy, à Genève, ne pensait sûrement pas que cette marque lui permettrait de céder son entreprise familiale au Groupe André Chevalley. «Nous ne nous entendions pas sur le chiffre de vente. Il a fallu faire de nombreux aller-retour avant que la marque elle-même se fasse du souci en raison de mon âge et contacte directement André Chevalley.»

«Grimm Centre était idéalement situé au centre de Genève, là où nous n’avions encore aucun garage, explique André Chevalley, président du groupe éponyme qui possède aujourd’hui cinq enseignes à Genève, deux à Nyon et compte 304 collaborateurs. Opel, ainsi que quelques autres concessions du garage n’étaient pas dans notre portfolio non plus, c’était donc une belle opportunité.» La vente conclue, le directeur de l’exploitation, Daniel Nero, devient directeur adjoint et c’est un employé du groupe, Alain Kung, qui dirige l’établissement aujourd’hui.

«Vous auriez vu le garage il y a deux ans! Aujourd’hui, ce n’est plus le même du tout, observe Daniel Nero. Le groupe a conservé les 60 employés de la société et appliqué un système de reporting qui nous manquait. Mais il a surtout investi dans le rafraîchissement de l’infrastructure de notre surface de 7000m2.»

Depuis deux ans, malgré une concurrence accrue, le garage Grimm Centre affiche une augmentation de ses ventes de 25%. Jacques Grimm aime le souligner: «André Chevalley a réalisé son apprentissage dans nos murs, notre culture d’entreprise était donc naturellement proche de la sienne.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.