LATITUDES

Gambling Disorder: addiction sans substance

Jadis considéré comme un péché, le jeu excessif est aujourd’hui défini comme une addiction.
Et comme un marché potentiel.

L’écrivain russe Fédor Dostoïevski a probablement été le premier à placer un esclave des jeux de hasard et d’argent au centre d’un récit romanesque. Le caractère largement autobiographique de son roman «Le Joueur», paru en 1866, explique sans doute l’extraordinaire précision avec laquelle il décrit les affres et l’aliénation de son héros, Alexeï Ivanovitch.

«Le Joueur» est aussi exemplaire d’une époque où les jeux d’argent passent du statut de «péché» et d’«activité déviante» menaçant l’ordre moral et l’effort, à celui de «pathologie», que l’on commence à décrire en termes médicaux. Ainsi, le roman met en scène des protagonistes qui se disputent sur le rapport moral à la richesse et au gain facile, tout en offrant un tableau clinique des symptômes du joueur.

L’ouvrage de Dostoïevski figure parmi ceux dont le Centre du jeu excessif (CJE) recommande la lecture pour comprendre le «démon du jeu». Ce centre universitaire spécialisé dans le domaine de la dépendance aux jeux de hasard et d’argent a été fondé en 2001 et est rattaché au Service de psychiatrie communautaire du Département de psychiatrie du CHUV. Il poursuit quatre missions: prévention, traitement, formation et recherche.

L’existence même d’une institution de ce genre signale sans ambages qu’aujourd’hui le «démon» est définitivement entré au panthéon des maladies. Mais au fait, qu’entend-on par «jeu excessif»? «On parle de jeu excessif dans le cas d’une personne qui joue à des jeux d’argent de manière compulsive et qui persiste à jouer en dépit des conséquences négatives que cela engendre», explique Alexander Tomei, psychologue et responsable de recherche au CJE.

Dans le DSM

Cette perte de contrôle est souvent couplée à la conviction d’être plus fort que le hasard et capable de «battre le système». Les conséquences négatives sont nombreuses et génératrices de souffrances — anxiété, dépression, conflits, rupture, endettement, perte d’emploi… «Le problème peut rester longtemps silencieux, car il se dissimule très bien», souligne Alexander Tomei.

De fait, le jeu excessif affecte aussi l’entourage du joueur. Les spécialistes estiment que chaque cas a des répercussions pour huit à dix personnes. Selon un rapport de l’Université de Neuchâtel, en Suisse, les coûts liés au jeu excessif s’élèvent entre 550 et 648 millions de francs par année.

En 1980, le «jeu pathologique» entre officiellement dans le DSM (Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie) en tant que trouble psychiatrique. D’abord classé parmi les «troubles compulsifs», il est passé avec le DSM-5, paru en 2013, dans la catégorie des addictions («Substance-Related and Addictive Disorders») avec trois niveaux de gravité, sous l’appellation «Gambling Disorder». Une addiction qui a la particularité d’être… sans substance.

Selon Coralie Zumwald, psychologue au CJE, cette inclusion «résulte de nombreux travaux qui ont mis en évidence les points communs entre le jeu excessif et les troubles liés aux substances».

La prévalence du «Gambling Disorder» serait comparable à celle de la schizophrénie — entre 0,4 et 3% de la population adulte. «En Suisse, la prévalence du jeu excessif représente environ 1% de la population adulte, avec à peu près trois quarts d’hommes pour un quart de femmes, précise Alexander Tomei. Les jeunes hommes de 18-25 ans sont particulièrement touchés par le jeu excessif, en raison, entre autres, d’une plus grande tendance à adopter des comportements à risque. C’est sur eux que nous ciblons nos activités de prévention.»

«Un tiers environ des personnes concernées s’en sortent seules et sont considérées comme en rémission spontanée, poursuit le chercheur. Moins de 10% des gens souffrant d’addiction aux jeux d’argent cherchent de l’aide. Et en moyenne, il faut cinq à six ans pour qu’une personne décide de consulter.» Quant à la question de savoir comment ou pourquoi on devient la proie du jeu excessif, les spécialistes s’accordent à considérer le problème comme multifactoriel. Ses causes seraient donc à la fois biologiques, psychologiques et sociales.

Viviane Prats, professeure à la Haute école de travail social et de la santé à Lausanne (EESP) relève un mécanisme d’addiction similaire pour les jeux vidéo: «Les experts établissent aujourd’hui que la frontière entre les jeux d’argent en ligne (gambling) et les jeux vidéo (gaming) est de plus en plus obsolète. Outre la prise en charge des addictions aux jeux d’argent, le centre de prévention «Rien ne va plus» à Genève offre d’ailleurs un service aux jeunes qui rencontrent des difficultés dans la gestion de leur rapport aux jeux d’écran.»

La spécialiste évoque par ailleurs le projet «In Medias» développé par le Groupement Romand d’Etudes des Addictions (GREA): «Il permet d’aborder la question du jeu au travers d’ateliers de philosophie et ainsi de renforcer les compétences réflexives et sociales des jeunes. En développant une pensée critique, cette mise à distance permet sans aucun doute de développer les habilités nécessaires pour que le jeu reste un loisir et un plaisir sans devenir une passion dévorante et aliénante.»

Intérêt des pharmas

Comme c’est le cas pour d’autres addictions, le jeu excessif n’intéresse pas seulement la psychiatrie, mais aussi des représentants de disciplines très diverses: neurosciences, sciences cognitives, biologie, travailleurs sociaux, juristes… Un intérêt qu’ont aussi stimulé les nouvelles lois sur les jeux des pays industrialisés — en Suisse, depuis le 1er avril 2000.

Ces législations prévoient un devoir d’information aux usagers de la part des industries du jeu, censé s’appuyer sur les avancées de la recherche. Du coup, en Suisse, le jeu excessif a même son congrès scientifique, dont la dernière édition s’est tenue en janvier 2014 à Neuchâtel. Elle a réuni plus d’une centaine d’intervenants, venus de tous les horizons.

Ce nombre impressionnant d’experts contraste cependant avec le manque de preuves solides de l’efficacité de la prise en charge clinique des joueurs et des mesures de prévention. Sur l’efficacité des psychothérapies couramment proposées aux joueurs excessifs, une revue «Cochrane» de 2012 conclut que la thérapie cognitivo-comportementale (TTC) déploie bien un effet «au cours de la période consécutive au traitement», mais relève aussi qu’il «n’existe que peu d’études menées sur des périodes plus longues (p. ex. 12 mois) après le traitement. De plus, nos connaissances sont limitées concernant la persistance des effets de la TCC.»

L’entretien motivationnel semble présenter «certains bénéfices», mais là aussi, il n’y a pas assez d’études. Quant aux autres prises en charge, les auteurs de la revue «Cochrane» relèvent qu’«il n’existe pas suffisamment de données permettant d’évaluer leur efficacité.»

«Faute de moyens, nous n’avons pas encore évalué de manière scientifique l’efficacité de la prise en charge clinique des patients au CJE», explique Alexander Tomei. Autrement dit, les études décisives manquent toujours, même si, souligne encore le chercheur, «une grande partie de patients traités reconnaissent les bénéfices d’une prise en charge sur la capacité à mieux contrôler leurs comportements de jeu, et sur leur qualité de vie.»

Cette lacune, l’industrie pharmaceutique en profite d’ailleurs pour se profiler, si ce n’est en alternative, du moins en «complément». Pour elle, tout le marché des addictions est en effet intéressant. Là aussi, les résultats sont modestes, voire discutables, mais vendus comme «prometteurs».

«Au niveau de la pharmacopée, il n’y a pas de médicament accrédité spécifiquement à l’indication du jeu excessif, confirme Alexander Tomei. Seules certaines comorbidités comme l’anxiété ou la dépression peuvent être traitées par des médicaments afin de favoriser la prise en charge psychologique.» Autrement dit, aujourd’hui encore, même si on en sait beaucoup plus sur son cas, on ne serait toujours pas certain de pouvoir guérir Alexeï Ivanovitch.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 8).