CULTURE

Le jeu augmenté des instruments classiques

Gant cinétique pour violon ou clarinette à senseurs: la technologie change la performance musicale. Explications.

D’un côté, le bois séculaire du violon, sa vénérable généalogie, son artisanat transmis de maîtres en apprentis par des lignées de luthiers. De l’autre, une interface miniaturisée baptisée «MO» (pour Musical Objects), un ensemble de capteurs et de transmetteurs dernier cri montés sur un gant, plus exactement une mitaine, portée à la main gauche par la violoniste d’origine japonaise Mari Kimura, installée à New York.

Dialogue de la tradition et de la technologie: au son acoustique de l’instrument se mêlent des strates préenregistrées ou saisies «live» durant la performance, tandis que d’autres traitements impriment au rendu sonore global d’étranges effets de torsion et de spatialisation, nuées mélodiques en apesanteur et précipités de notes, diffusés par le système d’amplification.

La particularité de Mari Kimura? Dans ses improvisations comme dans ses compositions, cette artiste pilote elle-même l’ensemble des paramètres électroniques à l’œuvre, par le biais de sa main gauche gantée – celle qui tient l’archet. Grâce au système «MO» développé à Paris par l’IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique), Mari Kimura n’a pas besoin d’adapter ses gestes à l’utilisation des machines. Ce sont les machines qui s’adaptent à ses gestes.

«Le dispositif traduit fidèlement les mouvements fonctionnels du corps, confie-t-elle. De nombreux autres systèmes obligent l’interprète à bouger d’une manière qui soit compréhensible pour la machine, ce qui peut s’avérer contradictoire avec la pratique du musicien. En ce sens, MO est une interface unique en son genre.»

Technologies sur scène

Offrir aux instruments traditionnels de nouvelles perspectives par le biais de la technologie, sans pour autant interférer avec des techniques de jeu dont l’acquisition nécessite des années de gammes, d’arpèges et autres exercices de coordination: voilà l’un des défis inhérents à la recherche sur les instruments augmentés.

Non pas que les traitements électroniques appliqués à la flûte, au piano ou au violon soient fondamentalement nouveaux. Jusqu’à récemment, néanmoins, ils nécessitaient souvent l’intervention d’un ingénieur du son. Ici, au contraire, l’idée est d’offrir au musicien la possibilité de jouer avec ces paramètres, sur scène, de manière autonome. Ce champ d’application, en plein développement, mobilise les universités autant que les hautes écoles.

A l’Institute for Computer Music and Sound Technology (ICST), rattaché à la Hochschule der Künste de Zurich, une équipe travaille ainsi sur «SABRe», un prototype de clarinette basse augmentée de senseurs. «Ces capteurs ne produisent pas de sons en eux-mêmes: ils fournissent des données qu’il est possible de traduire en applications via un logiciel», souligne Germán Toro Pérez, directeur de l’institut. Activation de réverbérations, de filtres, d’effets de loops, mais aussi interaction avec des supports visuels, par exemple des échantillons vidéo, voire pilotage de l’éclairage de la salle: les possibilités sont infinies.

Collaboration entre musiciens et chercheurs

«Il s’agit maintenant d’intéresser davantage les compositeurs et les interprètes à ces outils», estime Germán Toro Pérez. Pour ce faire, la prise en main de l’instrument augmenté doit être la plus aisée possible, et permettre à l’artiste d’obtenir des résultats sans devoir intégrer une manière entièrement nouvelle de jouer. A Zurich ou Paris, les chercheurs invitent les musiciens à collaborer activement durant la phase de mise au point: le clarinettiste Matthias Müller dans le cadre de «SABRe», ou Mari Kimura pour l’interface «MO» de l’IRCAM.

«J’ai découvert «MO» en 2007 alors que je siégeais dans le jury d’un concours et j’ai immédiatement voulu en savoir davantage» se souvient cette dernière. A ce moment-là, le système est encore attaché directement à l’archet. C’est Mari Kimura qui aura l’idée de le placer à même la main, par l’intermédiaire du gant. Elle se rendra par la suite à Paris pour une résidence de trois mois. «C’était un processus extrêmement collaboratif. Je leur montrais les gestes que je fais chaque jour et les ingénieurs prenaient des mesures. Depuis, la machine reconnaît mes mouvements avec une grande précision. Le taux d’erreur est quasi nul.»

Plateforme de vente

Travailler sur la longueur, la tenue et la texture du son constitue également l’un des buts du piano à résonateur magnétique développé au Laboratoire pour les instruments augmentés de l’Université Queen Mary de Londres. «L’idée est de placer des électro-aimants sous les cordes, afin de pouvoir les maintenir en résonance, précise Andrew McPherson, directeur du laboratoire. Sur un piano traditionnel, une fois la touche pressée, le son diminue et s’éteint. Avec notre instrument, non seulement la note est maintenue tant que le doigt est enfoncé, mais on peut aussi produire des effets de vibrato, en imprimant des mouvements au niveau de la phalange.» Et si le système de contrôle intégré dans le clavier relève bien de l’électronique, le son, lui, est entièrement acoustique: ici, pas d’amplification.

Tout comme ses confrères, Andrew McPherson relève à quel point la communication autour du projet et la simplicité d’usage sont vitales à son extension en dehors de l’académie. A cela s’ajoute un défi supplémentaire: certaines institutions ne sont pas habilitées à vendre directement les technologies qu’elles ont mises au point. Dans le cas du gant développé en collaboration avec l’IRCAM, c’est Mari Kimura qui s’emploie actuellement à fonder une plateforme de vente. «Je ferai en sorte que l’interface soit accessible pour un prix inférieur à celui d’un ordinateur», assure-t-elle.

Applicable à la télémédecine

L’adoption par le monde de la scène n’est pas le seul objectif des recherches sur les instruments augmentés. A l’ICST, une équipe s’intéresse à la notion de feedback haptique, autrement dit la réponse sensorielle (et non pas seulement acoustique) des instruments traditionnels. Vibrations, résistances, frottements: autant de variables très fines, perçues au niveau du corps, et dont sont dénuées la plupart des interfaces électroniques.

«Pour les tests, nous concevons par exemple des cubes munis d’actuateurs dont la surface réagit au toucher de manières diverses, à des degrés très subtiles, explique Germán Toro Pérez. Ce type de projets pourrait avoir un impact non pas seulement au niveau musical mais aussi sur les habilités des personnes mal voyantes ou dans le cadre de la télémédecine et des machines de traitement à distance.»

Le spécialiste Frédéric Bevilacqua, à l’IRCAM, vise également plus large que le champ purement scénique. «Nous travaillons sur de nouvelles applications, notamment dans le domaine de la rééducation, qui pourraient mettre à profit nos développements: il s’agit de transformer le mouvement en son, pour permettre au patient de mieux en prendre conscience.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 8).