KAPITAL

Comment rester motivé après des années en poste?

Au fil des ans, l’intérêt et l’envie peuvent diminuer lorsque l’on exerce une fonction dirigeante dans une entreprise. Des managers romands racontent comment ils gardent la passion pour leur métier. Ou pas.

«Je manque de plaisir et j’ai envie de faire d’autres choses.» Début septembre, juste après l’annonce de sa démission, c’est en ces termes que le syndic d’Yverdon-les-Bains, Daniel von Siebenthal, expliquait son choix à la presse. Après plus de quinze ans à l’exécutif de la ville, pour le socialiste, la lassitude a pris le dessus. Il est vrai que maintenir l’intérêt suffisant pour occuper un haut poste dans le domaine public, tout comme gérer une PME ou une équipe, constitue un défi de taille. Comment rester motivé lorsque l’on exerce une fonction dirigeante depuis quinze, vingt ou trente ans au sein de la même entreprise?

«Il paraît évident de soumettre notre voiture à un service périodique. Pourquoi n’en irait-il pas de même en ce qui nous concerne?» sourit la consultante en ressources humaines, Magali Fischer Genin, qui se spécialise depuis une quinzaine d’années dans la gestion et la transition de carrière à Lausanne. Elle observe une augmentation du nombre de cadres et de dirigeants d’entreprise qui décident de prendre le temps de réfléchir à leur trajectoire. Afin d’éviter de se retrouver dans des situations délicates (pouvant aller jusqu’au burn out), le maître mot est l’anticipation. D’autant plus que l’individu n’est pas le seul concerné: une situation de déplaisir personnel peut rejaillir sur l’environnement, les subordonnés, les pairs et même la hiérarchie, et mettre ainsi en péril l’organisation dans son ensemble.

Magali Fischer Genin relève par ailleurs que, dans le monde du travail actuel, le plaisir est parfois considéré comme une valeur culpabilisante. «Dans ce contexte, dévoiler ses limites demande du courage. Mais s’aligner sur ses valeurs personnelles représente une garantie de longévité, voire de pérennité au sein d’une entreprise.»

Faire un bilan professionnel

«Afin de rester motivé dans son travail, il faut idéalement que celui-ci nous corresponde aussi bien en termes de compétences que de personnalité et de valeurs», souligne la consultante. D’où l’utilité de réaliser un bilan professionnel permettant de mieux se connaître et d’identifier ce que l’on effectue spontanément avec plaisir et facilité, tant dans la sphère privée qu’au niveau du travail. Une telle démarche permet également de comprendre les principaux freins susceptibles de gêner l’épanouissement personnel et professionnel.

Le piège principal consiste à s’engouffrer dans une voie par obligation, par exemple afin de préserver une image sociale ou satisfaire des enjeux dans lesquels on ne croit plus. On peut alors très vite être atteint par l’usure. De plus, les facteurs permettant de maintenir une motivation intacte ne sont pas statiques et peuvent évoluer dans le temps. «Les changements de plus en plus rapides de notre environnement s’ajoutent aux transformations intrinsèques à l’individu, relève Magali Fischer Genin. Ce qui peut sembler cohérent à un moment donné, peut ne plus l’être à un autre. Prendre conscience de ses valeurs, les suivre et les conserver, mettre des mots sur ses vrais intérêts ou sur des contextes idéaux de travail sont les éléments qui permettent de se respecter et d’apporter son plein potentiel à son environnement.»

Les premiers signes de baisse

Lorsque l’on dirige ou lorsque l’on a fondé une société, les premiers signes de baisse de motivation peuvent survenir une fois les premiers objectifs économiques atteints. Il peut alors être judicieux de passer à une seconde étape et se focaliser sur d’autres buts. Beaucoup d’entrepreneurs ressentent une certaine fierté à laisser une trace derrière eux ou à exprimer des idées (environnementales, humanistes, etc.) à travers leur entreprise.

Pour John Antonakis, professeur en comportement organisationnel à HEC Lausanne, il est primordial de trouver un environnement qui corresponde à ses aspirations. La démotivation survient souvent lorsque ces deux paramètres ne sont plus en adéquation.

C’est souvent la raison qui pousse certains chefs ou créateurs d’entreprise, mais aussi des collaborateurs, à se trouver de nouveaux défis. La personnalité joue alors pour beaucoup: plus on présentera un profil ouvert et enthousiasmé par le changement, moins on aura tendance à trouver les stimulations nécessaires en restant de longues années au sein de la même entreprise. Sans surprise, les serial entrepreneurs seront plus intéressés par la création en tant que telle que par la gestion d’une société au fil des ans.

Nouvelles sources de motivation

Au contraire, il peut arriver à un cadre d’éprouver une grande motivation à contribuer au développement d’autrui, par exemple en faisant bénéficier de son expérience des collègues plus jeunes ou nouvellement intégrés. «Dans ce cas, il est primordial que l’organisation sache valoriser une telle démarche afin d’éviter de potentielles frustrations», précise Mehdi Guessous, expert en ressources humaines chez Vicario Consulting, à Genève.

Selon lui, il n’existe pas de recettes à proprement parler, mais plutôt des «menus» propres à chacun permettant de rester attentif à son niveau de motivation. Plusieurs paramètres doivent être pris en considération. «Lorsque l’on s’inscrit depuis plusieurs années dans un même cadre professionnel, il s’agit de voir comment on a évolué soi-même, et aussi le contexte de travail», appuie-t-il.

Un aspect essentiel consiste à donner du sens à ce que l’on fait et de vérifier ponctuellement dans quelle mesure ce sens est toujours présent. Et cela y compris lorsque l’on travaille essentiellement pour des raisons matérielles. Afin d’atténuer le sentiment de «solitude managériale» que le dirigeant ou le cadre peut souvent ressentir, il est important de discuter avec son entourage, que ce soit au niveau de la famille ou dans son cercle social. Idéalement, cette «thématisation du niveau de motivation» devrait se réaliser au sein même de l’entreprise afin de favoriser un développement serein de chaque collaborateur, ajoute l’expert.

Capital-plaisir et équilibre de vie

Le niveau de motivation ne doit pas être le seul paramètre à prendre en compte dans un contexte professionnel. Il est également essentiel d’appréhender le capital- plaisir sous l’aspect plus global de l’équilibre de vie: «On passe une grande partie de notre temps au travail, alors que notre niveau de motivation et l’énergie dont nous disposons restent intimement liés à l’ensemble de nos activités qu’elles soient familiales, sociales ou tout simplement individuelles», résume Mehdi Guessous, qui observe que ce type de questionnements existentiels survient de plus en plus tôt dans la vie des individus, y compris sur le plan professionnel.

Une notion fondamentale réside dans le fait que la motivation initiale provient de l’individu lui-même: «Certains éléments comme la variété des activités, le niveau d’autonomie ou le climat de travail peuvent bien sûr influer sur cette motivation, mais à la base, la motivation nous appartient», analyse le spécialiste. La prise en compte de cet aspect se révèle particulièrement importante pour les cadres, car elle permet de relativiser leur responsabilité personnelle quant au niveau de motivation de leurs collaborateurs.

Au final, le principal piège à éviter consiste, selon Mehdi Guessous, à ne pas prendre périodiquement le recul nécessaire sur sa situation professionnelle ou faire le point sur sa balance de gratification, c’est-à-dire l’équilibre relatif entre «ce que l’on a le sentiment d’investir dans son activité professionnelle d’un côté et de l’autre, ce que l’on en retire».
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TEMOIGNAGES

«L’important est de faire ce que l’on aime»

Cadre chez Kudelski, Laurent Laffely estime que l’environnement et l’intérêt du travail sont deux éléments incontournables.

Laurent Laffely gère aujourd’hui l’informatique de la direction de l’entreprise. Selon lui, l’essentiel pour rester motivé consiste tout simplement à pouvoir faire ce que l’on aime. En l’occurrence, pour lui, il s’agit de la réalisation de tâches techniques. «Bien sûr, il faut se tenir à jour, ce qui nécessite un esprit ouvert et non sclérosé.»

L’environnement de travail compte aussi énormément: «Si les collègues sont agréables, compétents et intelligents, cela donne bien évidemment plus envie de se lever le matin et d’aller travailler pour et avec ces gens.» Selon lui, le principal risque consiste à basculer du domaine que l’on aime vers celui de la gestion et de l’administration: «Trop souvent, le bon technicien choisira de gérer des projets, puis ses collègues, ensuite le budget, et d’abandonner son domaine de prédilection. Une fois ce basculement effectué, la monotonie s’installe et le retour en arrière vers le domaine technique est quasiment impossible. Le train a filé trop vite. Evidemment, tout nous tire vers ce piège. Une sensation de promotion, un meilleur salaire, l’impression de dominer autrui… ce sont souvent des miroirs aux alouettes.»

En résumé, après plusieurs années dans la même entreprise, il est possible de bénéficier d’un statut de cadre sans en subir les servitudes, grâce notamment à sa connaissance de l’entreprise et des collaborateurs.
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«Chercher un nouveau défi tous les cinq ans»

Collaborateur de Credit Suisse durant vingt-huit ans, Andreas Giesbrecht a changé régulièrement de poste au sein de l’entreprise.

Outre la fonction exercée, la taille de l’entreprise joue un rôle important en matière de motivation. Au sein d’un grand groupe, la question prend une tournure différente. Aujourd’hui retraité partiel et administrateur de sociétés indépendant, Andreas Giesbrecht a travaillé près de vingt-huit ans au sein de Credit Suisse. Il a toujours été actif dans le suivi de la clientèle «entreprises», d’abord au siège central à Zurich, puis à Toronto et à Fribourg pour finir à Lausanne. Selon lui, dans une grande société, les occasions de se poser des questions relatives à la motivation sont moins fréquentes puisqu’il est rare de rester au même poste très longtemps.

«Ma recette consiste à chercher un nouveau défi tous les cinq ans. Pour cela, il faut rester flexible, sortir ses antennes, examiner les opportunités que l’on vous propose et accepter de parfois reculer pour mieux sauter par la suite.» Dans son cas, pas besoin de changer d’employeur puisque les opportunités ne manquaient pas, mais au prix de quatre déménagements assez lointains. «Les principaux pièges à éviter sont de croire que l’on a tout vu dans son job, que l’on sait tout et que sa façon de faire est toujours la bonne malgré le temps qui a passé, remarque-t-il. Changer de fonction permet justement de se remettre régulièrement en question.»
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«Trouver un autre sens à son activité»

Après une longue carrière de journaliste, Jean-Marie Etter a créé la Fondation Hirondelle. Il trouve sa motivation dans le sentiment d’exercer une fonction utile à la collectivité.

Jean-Marie Etter a entamé son parcours de journaliste à Radio suisse romande en 1973, à Lausanne. Il y a occupé successivement des postes de reporter international, producteur et présentateur, membre de la rédaction en chef, puis adjoint au secrétaire général. En 1995, il a créé avec les journalistes François Gross et Philippe Dahinden la Fondation Hirondelle, qui soutient les médias dans des zones en guerre et en crise. Il exerce le rôle de président jusqu’en décembre 2008, et, depuis huit ans, la fonction de directeur général. Selon Jean-Marie Etter, pour qu’un cadre reste motivé, son activité professionnelle doit correspondre à l’idée qu’il se fait de sa propre vie.

«Pour certains responsables, gagner de l’argent, et si possible beaucoup, est un but de vie suffisant en soi. Il arrive que cela ne dure que jusqu’à un certain âge et qu’autour de la quarantaine ou de la cinquantaine, cet objectif atteint, la personne ait besoin de trouver un autre sens à son activité professionnelle. Pour d’autres, bien faire son métier et gagner honnêtement sa vie sans nécessairement amasser beaucoup d’argent est un objectif satisfaisant: c’est l’amour du travail bien fait.»

La possibilité d’avoir d’autres activités à côté de son métier peut aussi jouer un rôle important en termes de motivation. Or, la concurrence, surtout dans le privé, ne permet plus aux cadres de mener une telle vie professionnelle. Au contraire, les pressions sociales, psychologiques et professionnelles auxquelles ces derniers sont soumis les conduisent souvent à ne plus trouver de sens à ce qu’ils font: «En plus d’un salaire toujours suffisant à mes yeux et la possibilité de bien faire mon travail, j’ai toujours eu la chance d’exercer une activité qui me semblait profondément utile, voire nécessaire à la collectivité. C’est là que je trouve ma motivation.»

Ayant travaillé aussi bien dans une grande société que dans une petite structure, Jean-Marie Etter observe plusieurs différences quant à la motivation des collaborateurs. «Dans une grande structure, les pressions sur le cadre viendront de la hiérarchie, d’exigences de rendement, de performance, de respect des procédures. Ces pressions seront probablement moins faciles à comprendre et à accepter que celles subies par un cadre dans une petite entreprise où les problèmes et les défis sont immédiatement compréhensibles: décrocher un contrat, faire face à un problème de liquidités, tenir des délais même s’ils semblent impossibles.»

Un piège à éviter en termes de perte de motivation est d’abord l’épuisement, selon Jean-Marie Etter. «Il est souvent extrêmement difficile de décrocher. J’essaye d’apprendre, car c’est vital!» Un autre risque consiste à ne pas se remettre régulièrement en question. Il conseille notamment de profiter des échecs et des difficultés pour rebondir autrement. «Ecouter et accepter les critiques, notamment internes, n’affaiblit pas la légitimité du cadre. Au contraire, cela la renforce.»
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«Motiver les autres tout en gardant ses distances»

Fixer des objectifs, varier son travail et motiver l’effectif: voilà les maîtres mots d’Alain Borle, patron du groupe Pac Team.

Alain Borle dirige depuis bientôt trente ans le groupe Pac Team, au Mont-sur-Lausanne, active dans la conception d’écrins, de présentoirs et de stands d’exposition de luxe. Sorti de l’école à 19 ans, il travaille comme stagiaire au sein de l’entreprise qui appartient à l’époque à son oncle et à son père. Il reprend la direction de la société en 1987, alors quasi en faillite. Pac Team emploie aujourd’hui plus de 400 personnes, avec deux usines en Chine et en italie et une filiale aux Etats-Unis.

Pour rester motivé, Alain Borle estime qu’il est important de varier son travail, de se fixer des objectifs et, surtout, de motiver les collaborateurs sur le terrain: «Ill ne faut pas qu’ils restent derrière leur écran, mais qu’ils aillent au contact.» Un bon moyen pour maintenir l’intérêt du personnel passe aussi par la formation continue. Il recommande toutefois d’éviter d’être trop proche de ses collaborateurs. «Il faut savoir garder ses distances tout en les soutenant et en les motivant.» Enfin, le principal piège pour perdre sa motivation consiste à penser que les choses sont gagnées d’avance, à se laisser aller au train-train quotidien ou à ne jamais se remettre en question.
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«Je reste motivé grâce à mes clients»

Pour Patrick Hagen, responsable de l’établissement Lhotel, à Lausanne, les résultats se font sentir lorsque la direction arrive à encourager ses cadres.

Patrick Hagen a passé dix-sept ans chez CSS assurances, où il a connu divers échelons et fonctions. Les dernières années, il était responsable de 550 collaborateurs. «Il y a quatre ans, j’ai préféré quitter l’entreprise et relever un défi qui me tenait à coeur depuis des années.» Il a alors l’opportunité de travailler pour le Lausanne Palace et organise l’ouverture de Lhotel, hôtel basé au Flon, à Lausanne. Depuis 2013, il tient également le bar de l’établissement, le Friends Cafe.

Dans cette petite structure, il constate que les mécanismes en matière de motivation sont très proches de celles d’une grande organisation: «Chacun doit tirer à la même corde. Les résultats se font sentir lorsque la direction arrive à motiver ses cadres. Cela leur permet à leur tour de motiver les divers échelons de l’entreprise. Dans cette optique, la notion de respect est primordiale.» Aujourd’hui, en tant qu’indépendant, la plus grosse différence avec sa vie passée est d’ordre financier: «L’argent doit être consacré en premier lieu au paiement du salaire des employés, aux fournisseurs, au loyer, aux charges sociales. Vous ne pouvez pas penser d’abord à vous. Sur la durée, je reste motivé grâce à mes clients qui me montrent chaque jour que j’ai fait le bon choix.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.