KAPITAL

Fin de l’eldorado chinois

Le parti communiste chinois a décidé de sévir contre la corruption, une décision qui bouscule l’industrie suisse du luxe. Explications.

Quand les fonctionnaires chinois changent de cap, l’industrie suisse du luxe voit reculer ses ventes. Depuis 2012, l’étau se resserre autour des fonctionnaires chinois soupçonnés de corruption: le gouvernement a adopté une série de règles qui les visent précisément. Traqués par des blogueurs, certains d’entre eux ont été photographiés arborant une montre hors de prix. Cadeau ou pot-de-vin? On ne le sait pas toujours, mais les photos tournent sur les réseaux sociaux, et les têtes tombent. Contrecoup économique: les articles suisses de luxe, les montres en particulier, se vendent moins bien. «Nos exportations vers la Chine ont baissé de 12,5% en 2013 par rapport à l’année précédente, puis encore de 4,2% au cours du premier semestre 2014», indique Jean-Daniel Pasche, président de la Fédération de l’industrie horlogère suisse.

Interrogée à ce sujet, l’ambassade suisse à Pékin répond par l’intermédiaire de Pierre-Alain Eltschinger, porte-parole du Département fédéral des affaires étrangères, que «si les exportations de montres suisses ont clairement diminué au cours des dernières années, elles se maintiennent à un niveau élevé». Leur valeur oscille en effet autour de 1,6 milliard de francs. Dans un rapport publié en 2013, Credit Suisse conclut que cette situation «constitue davantage une normalisation du marché qu’un réel effondrement». Nick Hayek, directeur de Swatch Group, abonde en ce sens dans les colonnes du journal alémanique «Finanz und Wirtschaft» et parle d’un «tassement normal, et même sain, après une période de croissance sans précédent». Jean-Daniel Pasche relève d’ailleurs que l’essoufflement du marché chinois se poursuit, certes, mais à un rythme plus lent depuis le début de l’année. «Mais il n’est pas possible de chiffrer l’impact de la campagne anticorruption», poursuit-il.

Grand nettoyage

Que disent les nouvelles règles adoptées par le gouvernement chinois? L’achat d’articles de luxe pour en faire des cadeaux est expressément limité, alors que la pratique fait partie des traditions dans le monde des affaires. Les fonctionnaires ne sont plus autorisés à utiliser des moyens publics pour ce type de démarches. Il s’agit d’éliminer «les styles de travail indésirables comme l’extravagance, l’hédonisme et la bureaucratie excessive». De plus, dans certaines villes comme Pékin, la publicité pour les produits de luxe a été interdite. Les expressions telles que «grande valeur», «luxueux» et «royal», entre autres, ne peuvent plus être utilisées dans les annonces.

Ce grand nettoyage a entraîné la chute d’un certain nombre de hauts fonctionnaires. En juillet dernier, l’agence Chine nouvelle a révélé que le parti communiste chinois avait ouvert une enquête pour corruption contre l’un des plus puissants dirigeants des années 2000, à savoir l’ancien chef des services de sécurité intérieure Zhou Yongkang. En fonction des sources, entre 20’000 et 30’000 fonctionnaires – voire beaucoup plus – auraient été sanctionnés ces dernières années pour violation des règles anticorruption. «C’est un coup dur pour le secteur des montres de luxe», affirme Ren Guogiang, associé chez Roland Berger Strategy, un cabinet de conseil allemand qui possède des bureaux en Chine. Car l’Empire du Milieu est l’un des trois premiers pays importateurs de montres suisses, avec des dépenses annuelles évaluées à 102 milliards de dollars par l’institut de recherche Fortune Character.

Tout un modèle à revoir

Responsable du site businessmontres.com, Grégory Pons affirme que les affaires de l’industrie horlogère suisse ne sont pas près de s’arranger: «La campagne anticorruption s’intensifie. Les milliardaires chinois craignent de plus en plus l’inquisition de Pékin. A présent ils rasent les murs et la vie de luxe à Macao est au point mort. Le gouvernement n’a pas d’autre choix que de vouloir faire un grand nettoyage. La transition vers l’économie de marché a augmenté la corruption et les écarts de revenus se sont creusés au sein de la population. Pour rester en place, le gouvernement doit éviter un soulèvement. Cela signifie que tout le modèle économique de l’industrie horlogère suisse est à revoir. Il n’y aura pas d’autres solutions que de produire moins, et des montres moins chères.»

De fait, les produits horlogers suisses d’entrée et de milieu de gamme «attestent d’une croissance», relève Jean-Daniel Pasche. Au cours des six derniers mois, la Chine est même devenue le premier marché pour le groupe Swatch au niveau mondial. D’après le rapport de Credit Suisse, ce sont surtout «les styles épurés et les petites marques de luxe plus rares» qui devraient tirer leur épingle du jeu.
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Une version de cet article est parue dans le journal Entreprise Romande.