KAPITAL

Ces sportifs d’élite devenus entrepreneurs

Après une carrière dans le sport, certains athlètes choisissent de lancer leur propre entreprise. Leurs atouts? Une résistance physique et mentale hors norme, un goût prononcé pour le défi et un bel esprit d’équipe.

Chaque matin, tous les employés de La Pati se serrent la main avant d’attaquer le travail. Quelques mots d’encouragement et c’est parti, un peu comme une équipe de hockey prête à en découdre avec l’adversaire. Rien d’étonnant à cela, puisque leur patron s’appelle Antoine Descloux et qu’il a défendu les couleurs de Fribourg-Gottéron pendant 16 ans. «Chez moi, la poignée de main est obligatoire. Ceux qui ne prennent pas cinq minutes pour saluer leurs collègues ne forment pas une équipe», assène l’ancien hockeyeur.

De star de la glace à numéro un de la patinoire il n’y avait qu’un pas, et le Fribourgeois l’a franchi en 2004. Son entreprise de construction de patinoires mobiles, La Pati, a commencé avec un seul employé. Dix ans plus tard elle compte dix salariés à l’année et une trentaine pendant l’hiver. Cette saison, la société a construit 40 patinoires mobiles dans toute la Suisse romande. Et ses services se sont étoffés à travers les années: elle construit également des patinoires fixes et fournit de l’équipement spécialisé comme des surfaceuses, des patins ou même des buts aux 58 patinoires de Suisse. L’été, la PME basée à Rossens, dans le canton de Fribourg, se diversifie avec des activités d’éclairage sportif, de serrurerie et de climatisation industrielle. Le chiffre d’affaires 2014 devrait avoisiner les trois millions de francs.

Rituels d’équipe

Le quotidien de l’ancien défenseur garde des similitudes avec le calendrier des joueurs de hockey. L’activité s’intensifie pendant les mois de montage-démontage des patinoires et se relâche durant l’été. «Trois mois par an c’est très difficile. Les employés doivent laisser de côté tout le reste, et il y a des engueulades, comme dans les équipes de hockey, mais il faut les gérer et les surmonter.» La philosophie de management d’Antoine Descloux consiste à gérer ses employés comme un entraîneur. «J’ai réussi à faire une équipe sportive avec mon entreprise et j’en suis fier.» Le «lancement de saison» se fait chaque année autour d’un dîner et, tous les deux mois, les employés se réunissent pour un barbecue à midi. «Cela fait partie du travail», lance le quadragénaire au parler franc.

Avoir appris à se serrer les coudes pendant des années avec des coéquipiers, influence forcément le style d’un patron. «Je fonctionne avec mes employés exactement comme dans le sport, je suis beaucoup au contact pour communiquer et les motiver», dit Frank Monnier, lui aussi ancien hockeyeur à Rapperswil et au Lausanne Hockey Club. En 2002 le Vaudois a repris avec un associé l’entreprise Monnier, créée par son père. Il l’a revendue en 2012 au groupe zurichois Priora, actif dans le «facility management» (les services nécessaires au bon fonctionnement d’un bâtiment, ndlr). La gestion quotidienne de l’entreprise basée à Pully (VD) n’a toutefois pas changé. Frank Monnier reste le directeur des quelque 50 employés fixes et installe chauffage, ventilation et climatisation sur le bassin lémanique, pour un chiffre d’affaires entre 18 et 20 millions de francs.

Depuis ses débuts dans le monde du travail, ce père de trois enfants applique les enseignements tirés de sa jeunesse sur la glace. «En sport, rien n’est jamais acquis. Si tout va bien, il faut continuer sans relâcher l’effort. Et si l’on fait des erreurs, il faut les analyser immédiatement pour pouvoir tout de suite rectifier la situation et s’améliorer. Diriger une entreprise, c’est la même chose.»

Le style de management varie selon le sport qu’a pratiqué le patron. Chez Chassot Concept, la société d’événementiel créée par l’ancien cycliste Richard Chassot, la tendance est au management participatif. «Dans une équipe de vélo, on est leader un jour, puis équipier le lendemain si la forme n’est pas au rendez-vous, témoigne celui qui a bouclé quatre Tours de Romandie et un Tour d’Espagne. Même s’il n’y a que le leader qui finit dans la lumière, rien ne serait possible sans les équipiers, le masseur ou le physio». Le Fribourgeois conserve aujourd’hui cette façon de fonctionner. «Une stagiaire qui travaille chez nous depuis deux mois peut très bien prendre les rênes pour une journée si elle dispose d’une compétence décisive pour un de nos projets.»

Le monde professionnel de Richard Chassot conserve lui aussi de nombreux liens avec son ancien milieu sportif. Chassot Concept organise en effet le Tour de Romandie depuis 2007. La société basée à Estavayer-le-Lac (FR) organise une vingtaine d’événements chaque année comme le SlowUp La Gruyère, le Tour de Romandie populaire, le Grand Prix des villes sportives, ainsi que des événements culturels et ou d’entreprises. Mais la PME qui comptera 10 équivalents plein temps en 2015 et réalise un chiffre d’affaires d’environ un million de francs par an dépasse le cadre de l’événementiel. Elle offre aussi des services de coaching pour athlètes, de graphisme, de conception d’équipement cycliste et même d’immobilier.

Résistance accrue

Sur le papier, son poste de directeur de PME ne représente qu’un 50% de l’activité de Richard Chassot. L’homme assure un autre 50% comme consultant à La Vaudoise Assurances. En outre, il travaille ponctuellement comme consultant cyclisme à la Radio Télévision Suisse. «C’est sûr, il y a du stress et de la pression, mais gérer une société est tellement plus facile qu’exercer le métier de coureur cycliste, s’exclame le Fribourgeois. Pendant dix ans j’ai pédalé 30’000 kilomètres par année, parcouru 80’000 kilomètres en voiture, tout en étant loin de la maison 220 jours par an. En comparaison, le travail quotidien me semble toujours plus calme.»

Le Fribourgeois reconnaît qu’il n’est pas facile d’abandonner l’esprit de compétition. «Certains diront que je ne suis jamais content, que ma mentalité consiste à toujours vouloir gagner avec plus de panache. C’est vrai que je suis constamment à la recherche de défis. Par contre, je ne suis pas déçu si l’objectif n’est pas atteint. Je sais gérer les échecs, car en vélo on perd plus souvent qu’on ne gagne.»

Mais la résistance physique et mentale d’un sportif d’élite passé directeur peut créer un décalage avec les employés qui ne disposent pas tous d’une telle endurance. «Lors de mes débuts comme patron, j’ai réalisé que mon passé d’athlète m’avait donné de fabuleuses capacités de leader en me rendant plus déterminé, rapide et efficace en terme de gestion de projet. En revanche, pour la gestion de personnel, j’ai dû me remettre en question», reconnaît Philippe Perakis, qui a fait partie de l’élite mondiale du VTT au début des années 1990. «Je mets la barre très haut et j’attends beaucoup de moi-même, mais j’ai dû apprendre à ne pas être si exigeant avec mes employés et à ne pas leur mettre autant de pression.»

Le Vaudois a dirigé jusqu’à huit personnes dans sa société de conseil en événementiel créée à la fin des années 1990. Mais depuis 2010, il s’est lancé un nouveau défi avec le Swissroombox, un kit permettant de transformer sa voiture en camping-car, qu’il a mis au point lui-même. Le produit tient dans une valise. Sa version la plus compacte consiste en un lit à monter dans l’habitacle de la voiture et deux tables qui se fixent à l’extérieur. La version plus volumineuse comprend encore une cuisinière à gaz, un évier et une douche. Pour l’instant, MISC Sport & Loisirs, la PME de Philippe Perakis basée à Collombey (VS), n’a pas d’employé. L’entrepreneur sous-traite la production, le marketing et le graphisme à d’autres entreprises locales. Le kit est écoulé dans des points de vente en France, en Espagne, en Allemagne et en Belgique, et il est livré gratuitement aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande.

Philippe Perakis ne souhaite pas pour l’heure donner de chiffres concernant ses ventes. Mais plus de deux millions de personnes ont regardé sa vidéo de promotion sur internet, indique-t-il fièrement. Le vététiste a réalisé l’importance d’une bonne communication alors qu’il gérait sa carrière sportive en solo. «J’ai compris qu’il valait parfois mieux prendre du temps avec les journalistes pendant l’entraînement. Ainsi, même si je ne remportais pas la course, les médias parlaient de moi et les sponsors adoraient ça.»

Entrepreneurs dans l’âme

Avoir un passé d’athlète ne garantit certainement pas le succès à la tête d’une PME. L’esprit entrepreneurial ou un caractère de leader semblent s’ajouter comme une condition obligatoire. C’est le cas de tous nos interlocuteurs. Frank Monnier avait ouvert avec un ami une petite société d’import-export de produits informatiques chinois pour «occuper son temps libre en marge du sport». Lorsqu’il n’était pas en selle, l’inventeur passionné Philippe Perakis travaillait constamment à améliorer son matériel. «J’étais le premier à utiliser un vélo à suspensions et j’ai créé la première pédale automatique pour VTT», raconte-t-il. Richard Chassot se décrit comme «celui qui faisait bouger les choses», et prenait en main le check-in lorsqu’ils se retrouvaient à huit cyclistes avec huit vélos et autant de bagages à l’aéroport. Quant à Antoine Descloux, il reconnaît avoir du plaisir et de la facilité à diriger. «Si un barbecue s’organise, je fais forcément partie des instigateurs, c’est dans ma nature», dit-il.

Quelle que soit la suite qu’ils envisagent pour leur carrière, tous les anciens sportifs d’élite peuvent compter sur une ténacité hors du commun. Stéphane Rolle, directeur du Centre de perfectionnement interprofessionnel de Granges-Paccot qui propose un programme de reconversion pour les sportifs de haut niveau, en a fait le constat. «Le trait de caractère dominant de la plupart des athlètes qui viennent se former chez nous est une extrême orientation vers leur objectif, témoigne-t-il. Dès qu’ils ont un but, ils foncent, et le plus souvent l’atteignent. Je peux imaginer que cela représente un avantage lorsqu’ils deviennent patrons.»

Mais les anciens athlètes souhaitant devenir des patrons à succès doivent aussi surmonter des obstacles caractéristiques. Richard Chassot cite l’égocentrisme ainsi que la tendance à être assisté ou à se focaliser exclusivement sur un seul objectif. «Il faut apprendre à se concentrer sur autre chose que sa propre personne, à être proactif sans avoir une cohorte de personnes qui font les choses à notre place, et réussir à prendre du recul pour voir quels sont les départements à développer pour un meilleur fonctionnement de l’entreprise», détaille-t-il.

Enfin, le facteur notoriété peut jouer des tours à ces directeurs qui sortent du lot. «Certains se disent que si nous savons organiser le Tour de Romandie, nous saurons organiser leur événement. D’autres estiment que si nous avons déjà le Tour de Romandie, nous n’avons pas besoin d’un autre mandat. Il y a un peu de jalousie», constate Richard Chassot. Le hockeyeur Antoine Descloux a quant à lui été surpris de voir à quel point sa renommée lui a ouvert des portes. «Je ne pensais pas que j’étais aussi connu en Suisse romande, notamment parmi les grandes entreprises, s’étonne-t-il encore. Cela a été beaucoup plus facile de me présenter et m’a fait gagner du temps.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.