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Mathieu Lehanneur, le design avec le discours

En inventant des objets thérapeutiques ou écologiques, il est devenu l’un des designers les plus en vue du moment. Rencontre entre deux faux rochers inspirés de la vallée de Joux.

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Mathieu Lehanneur sait parler de son métier. A chaque fois qu’il est appelé à le faire, il improvise un «pitch» sur mesure pour résumer le défi qu’il avait à résoudre, ses tâtonnements et ses solutions, sans oublier une anecdote amusante et les références aux grandes valeurs (environnement, santé, émotion, etc.) qui guident son travail.

Son talent verbal en fait un candidat idéal pour les interviews. Il reconnaît d’ailleurs que «la story» est au centre de son approche de designer: «Je me méfie de la main. Elle ne dessine que ce qu’elle sait dessiner. Un bon projet doit pouvoir être porté par les mots», dit-il, assis sur le stand Audemars Piguet qu’il a imaginé pour la foire Art Basel Hong Kong, entre deux rochers de la vallée de Joux recréés à l’identique. «La narration n’est pas un élément que j’ajoute au projet après coup, insiste-t-il. Elle est au cœur du processus, c’est elle qui dessine le projet.»

Votre dernière réalisation s’intitule «Demain est un autre jour». Quelle est son histoire?

Le directeur d’un hôpital spécialisé dans les soins palliatifs m’avait contacté pour me demander de réaliser un objet qui pourrait être installé dans toutes les chambres. Je lui ai conçu un système avec un écran qui diffuse en permanence ce que sera le ciel du lendemain. Le système récupère les infos météo sur Internet et affiche sur l’écran le ciel tel qu’il sera demain, de façon presque impressionniste. Cela peut être le ciel de Paris ou de n’importe quel autre endroit sur la Terre. Les patients de cet hôpital savent qu’ils vont bientôt vivre le seul jour de leur vie qui n’aura pas de lendemain.

Cet écran les met dans une situation méditative qui amène un potentiel futur. Cela peut donner lieu à des situations étonnantes. Je l’ai vécu d’une façon très concrète en parlant avec une patiente, une femme d’Afrique de l’Ouest, qui demandait à l’appareil de lui présenter chaque jour le ciel d’un endroit différent. Elle nous a dit ensuite que son fils était pilote de ligne et que ce système lui permettait de le suivre dans ses voyages…

Comment avez-vous inventé votre fameux purificateur végétal?

J’avais appris que les plantes ont la capacité de filtrer l’air pollué – ce sont d’ailleurs leurs racines, et non pas leurs feuilles comme on pourrait le croire, qui effectuent ce travail. Les scientifiques de la Nasa s’en sont inspiré pour développer des systèmes destinés aux astronautes. Je me suis dit: «Si ça marche dans une navette spatiale, pourquoi pas chez moi?» Nous avons donc créé un premier prototype de purificateur domestique avec plante. Et quand nous l’avons présenté dans une exposition, j’ai reçu une multitude d’e-mails de la part de consommateurs potentiels. Je l’avais imaginé comme un objet futuriste mais ce n’était pas vrai: les gens le voulaient chez eux, maintenant.

Nous avons dû travailler pendant deux ans pour faire baisser son prix de 15’000 euros à 150 euros. Avec cet objet, qui a bénéficié d’une bonne distribution et s’est très bien vendu, nous avons utilisé la nature non pas comme un fantasme romantique ou une belle décoration: nous sommes allés puiser dans ce qu’elle a de mieux à offrir en termes de processus utile. Et nous en avons fait un produit qui fonctionne et qui est aussi simple qu’une table basse. La simplicité est une valeur centrale.

Comment développez-vous cette simplicité?

Les ingénieurs voulaient ajouter des capteurs à l’appareil mais je leur ai dit «noooon, surtout pas!» Les ingénieurs veulent toujours ajouter des fonctions. Et c’est au designer de dire stop. Un grille-pain qui ferait aussi cendrier? Ce serait imaginable mais cela n’aurait aucun sens. Je passe cinq à dix minutes par jour à réfléchir à mes projets, à leur vraie fonction. Un peu comme un Kasparov qui s’apprête à jouer un coup sur l’échiquier. Cela permet aux projets de mûrir en évitant les fausses pistes.

Regardez ce qui s’est passé avec ces montres des années 1970 auxquelles on avait ajouté une fonction de calculatrice: personne ou presque ne les a utilisées et la calculatrice est restée un objet séparé. Et puis elle est réapparue ailleurs, comme une fonction du téléphone mobile.

Aujourd’hui, c’est l’ensemble des fonctions du téléphone qu’on veut intégrer dans une montre… Pendant ce temps, vous créez des montres qu’on accroche à la ceinture.

J’ai l’impression qu’avec les montres au poignet, on a un rapport presque menotté au temps. C’est pour cela que nous avons créé la «Take Time» pour Lexon: je me suis inspiré des montres gousset, mais aussi des chapelets qu’on égrène. On peut jouer avec elle en la faisant glisser entre ses doigts. Le fait d’avoir un objet entre les mains aide à réfléchir, à se concentrer. On peut aussi associer cela à la créativité.

Comment en êtes-vous venu à travailler sur un système de gestion de l’électricité pour Schneider Electric?

Schneider Electric est un acteur majeur de la gestion de l’énergie et des réseaux mais jusqu’à présent, ils ne s’occupaient pas directement du client final. Ils n’entraient pas dans les maisons. Avec eux, l’idée a été de développer un système pour permettre à chacun de gérer la consommation de ses appareils électriques en évitant le gaspillage. Cela n’a rien à voir avec ces systèmes de domotique à la Big Brother qu’on nous annonce depuis des années. Nous avons pris le parti de ne pas centraliser l’intelligence mais au contraire de la distribuer à travers différents capteurs qui vont mesurer en temps réel la consommation de l’habitat, des radiateurs, de l’eau chaude, et communiquer entre eux. L’utilisateur voit en direct ce qui se passe et où part l’énergie. Il ne le découvre pas trois mois plus tard en recevant une facture exorbitante.

Une personne peut croire que son réfrigérateur consomme davantage que son fer à repasser. Avec ce système, elle se rend compte que c’est le contraire: le fer à repasser consomme dix fois plus. Nous rendons tout cela absolument lisible et concret. Celui qui est économe peut voir en euros où part son argent. Celui qui est plus motivé par son empreinte écologique va découvrir sa consommation en kilowatt/heure. D’un seul coup, le consommateur fait partie du système et ce flux électrique, évidemment invisible et immatériel, devient concret. Nous rendons tout cela transparent.

Quel a été votre rôle de designer dans ce projet?

Je suis intervenu très tôt. Les cartes électroniques étaient prêtes, mais pas les appareils. Nous avons développé un pack avec un ou deux éléments qui peuvent être installés par l’utilisateur final et qui vont le faire entrer dans le système, en le rendant plus conscient de sa consommation. Mais comment faire comprendre cette fonction? Comment créer un langage qui passe par des formes, des éléments symboliques, et qui rende ces éléments un peu plus lisibles? C’était le défi. L’idée est venue de créer une sorte de langage énergétique, en s’inspirant des hiéroglyphes égyptiens. Nous avons développé cette famille «Wiser», c’est son nom, comme un alphabet qui sera appelé à se compléter au fil du temps. Les phrases composées de quelques mots vont devenir de plus en plus élaborées. Avec, pour but ultime, de faire réduire la consommation électrique.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (No 8).