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Le goût du terroir

Ou quand une poubelle nucléaire met en évidence le civisme forcené des Suisses. Ainsi que les handicaps géographiques d’un pays peuplé aussi bien de vignerons zurichois que d’automobilistes genevois.

On a beau avoir proclamé, sur les cendres encore chaudes de Fukushima, la sortie du nucléaire. En attendant, le problème de l’enfouissement des déchets, lui, ne se satisfait pas de grands mots. Il exige des solutions concrètes.

Sur les six emplacements retenus par la redoutée NAGRA (Société coopérative pour le stockage des déchets radioactifs) en vue de la construction d’une super-poubelle souterraine, il n’en reste que deux. Un en Argovie, l’autre dans le canton de Zurich, et c’est ce dernier qui, pour de savantes raisons géologiques, semble tenir la corde.

Problème: Benken est une commune viticole sise au cœur du Weinland zurichois. On entend déjà les quolibets du côté de Chamoson ou de Saint-Saphorin: du vin zurichois! Toxique pour toxique, la belle affaire. Qui a jamais entendu parler de Benken? Qui a jamais bu du Benken?

C’est peut-être d’ailleurs, notez, l’occasion. Quel plan marketing! Il aura fallu ça, rien moins que l’atome, pour faire sortir de l’anonymat ces crus-là, rien moins que le nucléaire pour proclamer à la face de la Suisse entière cette stupéfiante vérité: oui, il existe des vins zurichois. Comme on viendrait vous parler d’ananas genevois, de bière valaisanne ou d’abricots jurassiens.

Les habitants de Benken semblent d’ailleurs résignés, ainsi que le raconte l’envoyée spéciale du Temps sur place. Où on lui explique que les déchets, ma bonne dame, il «faut bien les enterrer quelque part». Qu’aussi «ça ne présente aucun risque pour le vin, les déchets étant enfouis profondément». Avec cette seule nuance comme pic de révolte: «il faudra que la Nagra l’explique aux consommateurs.»

Cette affaire pourrait sans doute résumer le rapport de la Suisse à son terroir: on le met volontiers en avant mais on n’est pas prêt à mourir pour. Comme elle souligne un lourd et légendaire handicap géographique: l’absence de grands espaces, d’immensités vierges, de déserts infinis, ne pèse pas seulement sur des esprits rétrécis à force d’être tant confinés, elle oblige également à placer les poubelles là où l’on peut. A, en somme, salir directement sous soi.

La future caverne de Benken révèle enfin un mélange de pragmatisme, de civisme, voire de soumission, là où d’autres auraient déjà sorti les cocktails Molotov. Une modestie proverbiale aussi. Le producteur de vin zurichois ne prétendra pas produire autre chose que ce qu’il produit: du vin zurichois. C’est à dire dans le fond, et il semble le premier à l’admettre, pas grand chose.

Une autre affaire, pourtant, à l’autre bout du pays, tendrait à montrer que cette résignation exemplaire et stoïque du citoyen modèle devant la force de la loi et l’intérêt général se perdrait un tantinet.

On peut ainsi être fils de policier, officier, fonctionnaire et retraité, comme le raconte la Tribune de Genève et entamer néanmoins un sérieux bras de fer avec la police. Amendé d’abord pour avoir téléphoné au volant, puis pour absence de vignette, l’homme irréprochable se retrouve encore dans le collimateur des pandores pour avoir démarré trop brusquement et fait «crisser ses pneus» comme un vulgaire jeune voyou des quartiers. Troisième prune pour «bruit excessif».

Irréprochable mais néanmoins quérulent, l’homme a porté l’affaire devant un tribunal, faisant valoir qu’il n’avait pas fait crisser ses pneus mais plutôt, le véhicule étant neuf et le conducteur plus tant que ça, «bêtement calé». La justice lui a donné raison. Trois de Benken pour fêter ça.