TECHNOPHILE

Jouer, c’est du sérieux

Employer des ressorts ludiques pour instruire, informer ou soigner: voici l’objectif des «serious games». Explications.

A l’école comme à l’université, dans les hôpitaux ou en entreprise, on emploie désormais des «serious games». Ces programmes empruntent aux jeux vidéo certaines de leurs mécaniques: prises de décision, points à récolter, récompenses. Mais à l’inverse de la production vidéoludique traditionnelle, les jeux sérieux ont une visée utilitaire, que l’on peut distinguer en trois grandes catégories: diffusion de messages, collecte de données ou formation.

Fer de lance de cette déferlante, le titre «America’s Army». Développé par le Pentagone, ce jeu de tir en vue subjective constitue aujourd’hui un outil de choix dans le recrutement des futurs soldats de l’armée américaine. «L’essor des jeux sérieux date effectivement de 2002 avec le lancement de cet opus. Mais il en existait bien avant, remarque Julian Alvarez, responsable du Play Research Lab, un laboratoire consulaire dédié à la ludologie et aux play studies basé à Valenciennes (France). Certains serious games datent des années 1950. Nous pensons même qu’ils ont précédé l’arrivée des jeux vidéo classiques! Car avant d’être dédiés au seul divertissement, les jeux se destinaient d’abord à la communication et à l’entraînement.»

Potentiel dans la santé

Si on retrouve les serious games désormais partout, qu’en est-il de leurs effets? «Il ressort des études menées sur le sujet que les jeux sérieux permettent de renforcer des connaissances ou des compétences déjà acquises, voire de développer des aptitudes comme l’esprit critique ou les apprentissages de manière informelle, poursuit l’expert français. Dans le monde de la santé, par exemple, les perspectives en matière de rééducation sont prometteuses mais nécessitent des accompagnements.» Les chercheuses de la Haute école de Santé-Genève Lara Allet et Ilona Punt viennent ainsi de réaliser une étude sur l’utilité de la «Wii Fit Board» — un accessoire de la console Wii de Nintendo — dans la guérison des entorses de cheville et la prévention des récidives.

Malgré ce potentiel, les serious games font face à un obstacle de taille: ces produits nécessitent des adaptations pour s’exporter. Barrières culturelles ou habitudes différentes sont autant d’éléments à prendre en compte au moment de leur conception. «Développer un serious game à destination de médecins américains, suédois ou français nécessitera par exemple de faire attention aux marques des appareils que ces pays ont l’habitude d’utiliser dans leurs blocs opératoires, pour ne pas perturber l’apprentissage, explique Julian Alvarez. D’une manière plus globale, si vous faites un serious game avec des décors européens, il conviendra de remplacer ces décors par des paysages arabes ou asiatiques selon les pays visés pour en faciliter l’adoption…»

Développeurs helvétiques

En matière de serious games, la Suisse n’est pas en reste. Une multitude de développeurs indépendants se sont lancés sur ce marché en plein essor.

Le jeu «Genève 1815», conçu — paradoxalement! — par le studio lausannois L’Avenue Digital Medial (ADM), en est un bon exemple. Réalisé dans le cadre du bicentenaire de l’entrée de Genève dans la Confédération, l’opus propose de s’immerger dans un environnement 3D reproduisant l’ancienne cité genevoise. «Nous avons choisi la ville comme acteur principal du jeu, afin de multiplier les niveaux de lecture possibles, économiques, sociaux ou culturels», précise Didier Waldmeyer, associé chez ADM et producteur exécutif du jeu.

De son côté, l’organe de soutien aux start-up Genilem a mis en chantier un jeu sérieux visant à apprendre les bases de la gestion d’entreprise. «Nous voulons permettre aux futurs entrepreneurs d’acquérir des connaissances théoriques, mais aussi de repérer les erreurs à ne pas commettre, grâce aux processus interactifs et répétés propres au jeu vidéo», relève David Narr, qui supervise le projet au sein de l’association valdo-genevoise.

Une chose est certaine: le jeu sérieux n’en est qu’à ses débuts. L’élaboration de tels jeux est en outre liée à chaque type de marché: «Les domaines de la santé, de la défense, de la formation, de la publicité ou encore de la culture ont tous des besoins spécifiques, note Julian Alvarez. Par exemple pour réaliser un serious game dédié à la santé, nous pourrons combiner un mannequin médical et une Kinect… L’industrie du jeu vidéo ouvre en parallèle des perspectives d’innovations. Ainsi les objets tangibles comme les «Skylanders», robotisés et associés à des tables interactives préfigurent de nouveaux types de serious games permettant l’interaction sociale tout en combinant le réel et le virtuel. Cela pourrait ouvrir de nouvelles perspectives en termes d’apprentissage. L’hybridation des objets et le détournement des usages sont la clé des innovations actuelles en matière de jeu sérieux.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 8).