Ce n’est pas un hasard si Vladimir Poutine a négligé la France lors de sa dernière tournée. On devine que l’Europe du XXIe siècle va s’articuler autour de deux pôles, l’Allemagne et la Russie.
Après une semaine de voyage à Rome, Madrid, Berlin et Chisinau, Vladimir Poutine est rentré chez lui, à Moscou. Partout, il s’est montré attentif, courtois, libéral, coopérant, parfois même souriant. Il a posé pour les photographes, signé quelques accords économiques, serré beaucoup de mains, lâché quelques unes de ces phrases destinées à alimenter les commentaires des envoyés spéciaux, à ouvrir les journaux télévisés. De la belle ouvrage, une bonne tournée.
Le séjour berlinois mérite un commentaire particulier tant il est porteur de nouveauté.
La presse quotidienne a rendu compte en détail des excellentes relations qui se sont nouées entre Poutine et Schröder. Des relations facilitées par le fait que le président russe connaît très bien l’Allemagne pour avoir séjourné de nombreuses années à Dresde comme agent du KGB, qu’il en parle la langue (il est le premier patron du Kremlin après Lénine à parler une langue étrangère), qu’il a eu le temps de s’imprégner de la culture allemande et de réfléchir à la position centrale de ce pays dans l’Europe continentale.
Si l’on prend le temps de considérer d’un œil géopolitique la nouvelle configuration de l’Europe d’après le rideau de fer, il est évident que la Russie et l’Allemagne sont appelées à jouer un rôle de tout premier plan au cours des prochaines décennies.
La Russie a certes perdu du terrain en raison de la disparition de son glacis est-européen et surtout de la perte de contrôle sur des Etats tels que la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, tous trois appelés à s’intégrer à l’Union européenne et à l’OTAN. Une intégration qui sanctionne surtout leur passage de la zone d’influence russe à celle de l’Allemagne.
Le sort des Etats baltes étant encore réservé (les Américains viennent de leur demander de mettre une sourdine à leur russophobie!), on constate que les pays orthodoxes, ceux qui voient en Moscou la troisième Rome, vont comme par le passé demeurer dans sa zone d’influence. Les jeux sont faits pour l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie.
Dans les Balkans, les jeux sont aussi faits pour la Roumanie et la Bulgarie malgré les gesticulations dérisoires de certaines franges politiques et intellectuelles dont l’exaltation philooccidentale n’a d’égal que l’impéritie politique. A Bucarest, le retour au pouvoir, programmé pour l’automne prochain, de Ion Iliescu va bloquer pour une bonne dizaine d’années toute évolution rapide du pays.
Reste l’ex-Yougoslavie où malgré une situation toujours mouvante, la nouvelle frontière sera déterminée par l’alliance du christianisme latin et de l’islam (Croatie, Albanie, Kosovo) contre les orthodoxes (Serbie, Monténégro, Macédoine). A moins que les Américains ne décident de faire la guerre pour le Monténégro.
Je le sais, ces catégories religieuses ne riment pas à grand chose dans la réalité. Mais elle permettent de définir des types de sociétés, de comportements individuels, de culture, qui marquent des différences. Par rapport au progrès, l’attente d’un paysan-prolétaire roumain n’est pas la même que celle d’un polonais. Cette différence est la rançon de l’histoire.
A l’ouest, l’Allemagne réunifiée fait preuve d’un dynamisme qui en impose dans presque tous les domaines. On le retrouve dans des choix de société comme l’abandon du nucléaire. Ou dans des options politiques manifestées par la volonté de revivifier l’Union européenne sur une base clairement fédéraliste. Ce dynamisme se double aussi d’une vigueur économique et commerciale qui lui donne – et de loin – le pas sur ses partenaires communautaires dans toute l’Europe centrale, de la Baltique à la mer Noire.
Malgré ses grands discours sur sa prochaine présidence européenne, la grande absente de cette nouvelle donne est la France. Elle apparaît comme durablement condamnée à jouer les puissances secondaires, au même niveau que l’Italie ou l’Espagne. Ce n’est pas un hasard si Poutine n’a pas daigné s’arrêter à Paris pendant sa tournée.
Cet effacement de la France incapable de jouer un rôle dans des pays qui lui sont traditionnellement acquis comme la Pologne ou la Roumanie est l’événement majeur de cette fin de siècle. Pendant deux cents ans, depuis la Révolution, la France a marqué les élites politiques et intellectuelles de l’Europe centrale et orientale, ce qui lui a toujours permis de jouer une rôle de premier plan. Au cours du vingtième siècle, les sources de tension et de déséquilibre sur le Vieux Continent sont toujours venues de la volonté franco-russe de prendre l’Allemagne en tenaille pour l’empêcher de jouer le rôle central qui lui appartient naturellement en raison de sa position géographique.
Poutine cherche à jouer la carte allemande en misant sur le potentiel économique de cette alliance. Ce faisant, il renforce aussi la position de l’Allemagne au sein de l’Union européenne.
Cela signifie que l’Europe du XXIe siècle va s’articuler autour de deux pôles, l’Allemagne et la Russie. Les conflits à venir seront provoqués par l’aptitude de ces deux Etats à organiser leur hégémonie, à en dessiner les contours et les frontières.
En irait-il de même si l’agent Poutine avait été envoyé en service commandé à Lyon plutôt qu’à Dresde? Nous avons là un bel exemple de l’influence du hasard sur l’histoire.
