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Grisonnants et militants

Le militantisme des personnes âgées est peu étudié en Suisse. Un chercheur questionne l’influence des aînés dans notre société. Interview.

Rester actif, valoriser un capital de compétences, protéger ses acquis, s’engager politiquement… Les retraités se manifestent régulièrement dans l’espace public helvétique pour défendre leurs intérêts et faire entendre leur voix. Depuis plusieurs décennies, des organisations représentent par ailleurs cette classe d’âge. Par leur intermédiaire, les personnes âgées prennent part aux débats et pèsent sur les politiques sociales qui les concernent, tant au niveau fédéral, cantonal que local.

Docteur en science politique et professeur à la Haute école de travail social et de la santé — EESP — Lausanne, Alexandre Lambelet travaille sur les questions liées à la vieillesse et à la socialisation des personnes âgées. Dans son dernier ouvrage, «Des âgés en AG»*, le chercheur s’intéresse à la sociologie des organisations de défense des retraités en Suisse.

Quels intérêts présente un travail de recherche sur les acteurs des organisations de défense des retraités?

Le sujet a été très peu étudié en Suisse. Si dans d’autres pays on connaît bien ces organisations d’un point de vue législatif, politique ou historique, personne n’avait vraiment prêté attention aux motivations de leurs membres à s’investir dans ces associations. Par mon travail, j’essaie de comprendre le devenir de ces organisations en Suisse et leur positionnement dans le débat politique, que ce soit au travers de leurs liens avec l’Etat ou par l’engagement de leurs membres. D’après les médias et certains chercheurs, le vieillissement de la population donne un poids important à cette classe d’âge: elle se positionne dans les débats et souhaite peser sur les politiques sociales. Toutefois, les associations de retraités ne sont pas les seules porteuses de ces questions; certaines s’en détachent même. Les syndicats, les spécialistes des domaines médicaux ou sociaux, sont aussi d’autres porte-parole de ce groupe.

Vous avez mené votre étude sur le terrain. Comment s’est déroulée l’enquête?

Mon travail se base sur une étude faite dans les cantons de Vaud, du Valais et de Bâle-Ville entre 2005 et 2009. A partir d’archives et d’entretiens, je me suis intéressé plus particulièrement à l’Association des vieillards, invalides et orphelins (Avivo) et à la Fédération suisse des retraités (FSR). Parmi d’autres associations aux objectifs très variés, elles s’insèrent dans l’organisation faîtière qu’est la Fédération des associations de retraités et d’entraide en Suisse (Fares) qui est elle-même associée avec une autre organisation faîtière, l’Association suisse des aînés (ASA) au sein du Conseil suisse des aînés (CSA), créé en 2001. Cette structure nationale est l’organe de consultation des autorités fédérales pour toutes les questions touchant à la vieillesse. Au final, ce réseau d’organisations compte quelque 200’000 membres retraités, soit 12% de la population des plus de 65 ans.

Vous dégagez trois grandes périodes dans l’histoire des relations entre l’Etat et les organisations de défense de retraités.

Effectivement. Je parlerais plus volontiers de trois configurations. De 1917 à 1948, ce sont des actifs qui mettent en place une politique d’assistance. Elle est incarnée par Pro Senectute, en attendant l’intervention de la Confédération sur les questions de vieillesse et la concrétisation d’une assurance-vieillesse, l’AVS, créée en 1948. Rapidement, Pro Senectute est devenue partie intégrante du dispositif public d’aide à la vieillesse.
Cette période est suivie par un temps de débat illustré par l’émergence et les combats de l’Avivo (créée en 1948). Entre 1948 et 1980 se discutent alors le niveau des rentes jugé insuffisant, le montant des prestations complémentaires et la transformation de cette assurance dans les années 1970.

Enfin, les porte-parole des personnes âgées luttent pour leur participation aux prises de décisions politiques depuis 1980. Dans les grands débats sur la vieillesse, les retraités ne veulent pas être auditeurs, mais acteurs et avoir une parole égale à celle des institutions. La Fédération suisse des retraités (1984) et les organisations faîtières évoquées précédemment apparaissent dans ce contexte. Elles incarnent, plus spécifiquement, une redéfinition par les retraités eux-mêmes de ce que doit être leur place dans la société. Et l’Avivo s’engage désormais aussi dans cette thématique. Financièrement, ces organisations dépendent largement des subventions de l’Etat.

Comment s’inscrit l’acteur-retraité dans ce dispositif?

Il fait partie d’un groupe dont le point commun est d’être retraité. Mon étude s’attelle à comprendre comment des retraités engagés dans la vie de leur organisation travaillent à faire vivre leur collectif et s’efforcent d’exister dans l’espace politique. L’importance de ces groupes vient du fait que chacun de nous y appartiendra.
Pris individuellement, l’engagement des membres varie et dépend de ce que chacun vient chercher ou apporter au groupe. Si certains vont juste participer à la fête de Noël de leur association, d’autres sont très impliqués. Les membres de ces organisations ont souvent connu des engagements antérieurs et se servent de leur réseau passé pour se positionner au sein des organisations de retraités.

On peut ainsi établir une corrélation entre l’engagement de la personne active, puis du retraité?

L’engagement du retraité s’inscrit souvent dans la continuité de celui pris lorsqu’il était actif. Dès lors, devenir membre d’une organisation de défense de retraités apparaît comme un moyen de poursuivre différentes actions, qu’elles soient politiques, associatives, professionnelles ou bénévoles. Un militant politique défendra souvent les mêmes causes une fois retraité. La seule différence peut être un changement de groupe: des organisations qui représentent la catégorie des actifs, ils passent à celles rassemblant les retraités et «laissent la place aux jeunes».

La possibilité d’accéder ou de se maintenir à des postes électifs, d’y trouver de l’estime ou du prestige, peut être un autre facteur d’engagement. Quand bon nombre d’organisations – partis et syndicats surtout – contraignent leurs membres à se retirer lors du passage
à la retraite, un nouvel engagement vers d’autres associations, légitimes par rapport à leur âge, devient le lieu d’un possible réinvestissement. Dans ce sens, d’anciens conseillers nationaux occupent des fonctions importantes dans les organisations de défense de retraités. Pour les partis, il est important aussi d’y être représenté et de pouvoir, dans une certaine mesure, les influencer.

Peut-on tirer un portrait-type du «retraité engagé»?

Je dirais plutôt qu’il est possible de définir des formes d’engagement. A partir de mes entretiens et recherches, j’en dénombre cinq. Dans la continuité de sa vie professionnelle, le retraité-expert-engagé cherche, en intégrant un groupe proche de ses activités passées, à valoriser des compétences antérieures, acquises surtout dans son travail. L’engagement du militant-retraité correspond davantage au profil de l’acteur social déjà impliqué politiquement ou syndicalement tout au long de sa vie. Sans discontinuité, il maintient ses engagements en terrain connu.

Une autre forme d’implication relève aussi du militantisme: lorsqu’ils prennent leur retraite, certains seniors font le choix de s’engager pour la défense des personnes âgées, au moment où ils se sentent concernés par les problèmes de cette classe d’âge. Par peur de vieillir, d’autres font le choix d’être bénévoles, de donner pour exister et prouvent ainsi qu’ils restent autonomes. Ils se targuent d’appartenir au troisième âge et non au quatrième qui rime avec dépendance. Ces personnes-là veulent rester dans un système d’échange avec les actifs et repoussent au maximum leur entrée dans le groupe des receveurs. Enfin, être membre d’une organisation peut simplement être synonyme de sociabilité. Pour bien vivre leur retraite et occuper leur temps, certains seniors participent à des activités de loisir, sans aucun militantisme.

Les retraités-militants ont-ils un avis sur ceux qui ne le sont pas?

Tout dépend de la façon dont les non-engagés vivent leur retraite. Certains seniors ne ressentent pas le besoin ni l’envie d’appartenir à un groupe. Si l’image du retraité actif, qui vit dans son temps sans dire «de notre temps» est positive, celui du désœuvré qui traîne au bistro et s’ennuie, repousse. Avec une pointe de méchanceté, ceux qui vivent mal leur retraite sont baptisés les «Tamalou», contraction de «T’as mal où?»: ces seniors-là se plaignent tout le temps et représentent la figure du retraité en retrait. Les organisations permettent ainsi aux personnes âgées de garder une place dans la société et apparaissent comme un frein important à leur désocialisation.

Au final, peut-on parler de lobby gris?

Les retraités organisés en associations de défense d’intérêt, lorsqu’ils réclament une prise de parole en tant que groupe particulier vis-à-vis des autorités, posent problème à bon nombre d’auteurs. Toute littérature réfléchissant aux politiques publiques liées à la vieillesse débute par le rappel de l’augmentation de la proportion de personnes âgées dans nos sociétés, par des questionnements sur le supposé «conservatisme» de ces personnes âgées et sur les entraves qu’elles pourraient représenter dans le cadre de réformes de l’Etat social.

On évoque le risque de guerre des générations et différentes solutions sont avancées pour tenter de remédier au poids politique que ce groupe risque de représenter dans un avenir proche. Ouvrir la boîte noire que sont ces organisations de retraités, observer concrètement ce qui s’y fait, ce qui s’y défend, mais également la trajectoire des individus en leur sein, montre combien cette crainte d’une simple défense corporatiste par des personnes âgées de leurs intérêts de retraités est réductrice, pour ne pas dire erronée.

*Référence
Alexandre Lambelet, «Les âgés en AG, sociologie des organisations de défense des retraités en Suisse», Lausanne, Antipodes, coll. «Le livre politique — Crapul», 2014, 320 p.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 8).