KAPITAL

Ringier-Axel Springer: une fusion discrète

Les deux groupes de presse ont annoncé leur intention de réunir leurs activités en Suisse. Dans les faits, ce rapprochement se dessine surtout comme une prise de pouvoir de Ringier.

L’annonce, publiée à la veille de Noël, est passée largement inaperçue. La rumeur courait pourtant depuis des mois. Le 18 décembre, le groupe de presse zurichois Ringier et la filiale helvétique du géant allemand des médias Axel Springer ont déclaré leur intention de s’allier sur le marché suisse.

Le rapprochement se fera sous la forme d’une joint-venture, nouvelle entité qui comprendra tous les magazines alémaniques et romands de Ringier — L’Hebdo, L’Illustré, Schweizer Illustrierte ou encore Glückspost, pour ne mentionner que les plus connus — ainsi que le quotidien Le Temps. Blick reste en revanche en dehors de l’alliance. Axel Springer prévoit, de son côté, d’intégrer au projet toutes ses activités en Suisse, qui comptent notamment Bilanz, Beobachter et PME Magazine.

Sous réserve du feu vert de la Commission de la concurrence — dont la décision est attendue au plus tôt en juin 2015 — la co-entreprise verra le jour à Zurich sous le nom de «Ringier Axel Springer Medien Schweiz». Avec un chiffre d’affaires cumulé des publications concernées estimé à 300 millions de francs, il s’agit de la plus importante transaction dans la branche depuis la reprise de l’éditeur lausannois Edipresse (l’éditeur de Bilan) par l’entreprise de presse zurichoise Tamedia en 2009.

Face à l’érosion des tirages et à l’effondrement du marché publicitaire, les deux sociétés comptent trouver des synergies qui leur permettront d’améliorer leurs marges. Ces concentrations concerneront la comptabilité, la distribution, l’impression ou encore les ressources humaines. «Il faut éviter les doubles structures, par exemple dans les frais généraux et l’infrastructure, explique Ralph Büchi, CEO d’Axel Springer Suisse. Regrouper les forces permet aussi de réaliser les investissements nécessaires pour étoffer l’offre internet des titres.» L’opération présente également un intérêt sur le marché publicitaire, avec la possibilité de vendre des espaces touchant un plus large public.

Sur le plan rédactionnel, des rapprochements au niveau du contenu, notamment entre L’Hebdo, Le Temps et HandelsZeitung, sont prévus. L’intégration de PME Magazine à la newsroom commune du Temps et de L’Hebdo est aussi envisagée. A la suite de l’annonce, l’éditeur zurichois avait par ailleurs évoqué dans la presse, par la voix de son directeur pour la Suisse romande Daniel Pillard, son intention de s’approprier l’opération des «300 plus riches», actuellement publiée par Bilan (en collaboration avec Bilanz), pour la confier à L’Hebdo. Une reprise de ce concept des «300 plus riches» — décidément convoité — avait déjà été tentée par PME Magazine (Axel Springer), sans succès, il y a quelques années.

Axel Springer «avalé» par Ringier

Pour les observateurs, la fusion des deux groupes n’est pas une surprise. «Il s’agit d’une étape logique, commente Tibère Adler, ancien directeur général d’Edipresse, aujourd’hui à la tête du think tank Avenir Suisse. Les deux éditeurs possèdent de nombreuses similitudes sans être trop concurrentiels. Et ils travaillent déjà ensemble en Europe de l’Est.» Ringier et Axel Springer ont en effet lancé une fructueuse joint-venture dans cette région en 2010.

De son côté, Roger Blum, professeur honoraire à l’Institut des sciences de la communication et des médias de l’Université de Berne, rappelle que Ringier s’intéresse de longue date aux titres d’Axel Springer en Suisse, historiquement ceux du défunt groupe Jean Frey, qui ont changé de mains à de nombreuses reprises depuis la fin des années 1980. Tamedia (l’éditeur de Bilan) s’est aussi intéressé au dossier. «Cette fois-ci, Ringier a gagné», résume Roger Blum. Ceci d’autant que le groupe prendra l’ascendant dans la nouvelle structure.

L’entreprise familiale zurichoise consolidera l’entier des résultats dans son bilan et parvient à placer un homme du sérail, Michael Voss, au poste de CEO de la future entité. «Le fait de consolider à 100% signifie que nous aurons la voix décisive au sein du conseil d’administration pour les décisions importantes, explique Marc Walder, le directeur général de Ringier depuis 2012. Cet aspect était très important pour nous. La Suisse constitue notre marché principal et les magazines notre business historique.» Ringier remporte aussi l’avantage dans le domaine de la publicité et se chargera de la vente d’espaces d’annonces pour la joint-venture via un contrat de prestation.

«Concrètement, Ringier a avalé Axel Springer Suisse, analyse Kurt Zimmermann, ancien membre de la direction de Tamedia aujourd’hui à la tête d’un cabinet de conseil, Consist Consulting, et contributeur pour la Weltwoche. C’est le groupe zurichois qui aura le pouvoir.» Ces prérogatives découlent d’un arrangement autour de la valorisation des différents titres, où l’apport d’Axel Springer était inférieur à celui de Ringier. Les contributions se monteraient à respectivement moins de 40% et plus de 60%. Mais la compensation de ce déséquilibre ne s’est pas déroulée sur le plan financier. Axel Springer a «payé» en renonçant au management de la co-entreprise. «Marc Walder a un problème avec la rentabilité du groupe Ringier, poursuit Kurt Zimmermann. Les marges ne sont pas assez élevées. Jusqu’ici, il a présenté des stratégies, mais pas de bilan assez convaincant. Aujourd’hui, le stratège doit délivrer les chiffres. Pour lui, la nouvelle entité est une bonne occasion de montrer des résultats.»

Numéro un dans les magazines

L’opération sonne en revanche comme un désengagement du marché helvétique de la part d’Axel Springer, bien que Ralph Büchi réfute cette interprétation avec véhémence. «La presse écrite en Suisse n’intéresse plus la direction générale du groupe à Berlin, relève Kurt Zimmermann. La plus grande maison d’édition étrangère sur le territoire suisse ne disparaît pas formellement mais opérationnellement. Nous assistons à une ‘réhelvétisation’ du marché.»

Axel Springer poursuit une stratégie très fortement orientée sur le numérique, qui représente maintenant plus de la moitié de son chiffre d’affaires total. Le groupe a multiplié les acquisitions de sites internet, notamment d’annonces, et s’est séparé de nombreux titres de presse écrite. En Allemagne, son marché historique, il a vendu ses magazines et journaux régionaux pour se concentrer sur ses deux publications phares, le tabloïd Bild, quotidien le plus lu d’Europe, et Die Welt.

Pourquoi dès lors avoir opté pour une joint-venture et non une vente pure et simple? Pour Tibère Adler, s’il s’agit bien d’un désengagement, Axel Springer ne vise pas un repli complet. «Si le groupe avait voulu se débarrasser de ses titres, il aurait pu le faire. Peut-être qu’Axel Springer s’intéresse à Ringier afin de se positionner pour racheter l’entier du groupe s’il est un jour à vendre…» Un retournement complet de situation qui ne pourrait toutefois intervenir qu’à moyen ou à long terme.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Bilan.