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Singine, priez pour nous

Dans le canton de Fribourg, comme partout ailleurs, chaque nouveau projet de centre pour requérants tourne à l’indignation populaire. Alors que, dans un monde en feu, de vieilles rengaines comme la solidarité prendraient plutôt un caractère d’urgence.

Ecoutons d’abord une vieille barbe. L’académicien Jean d’Ormesson qui s’enflamme et s’indigne, au micro d’Europe 1. Pour dénoncer carrément un «génocide» des chrétiens d’Orient en Irak et en Syrie: «Nous avons un devoir de solidarité envers ces malheureux qui doivent se sentir un peu abandonnés.»

Quand un aristocrate pur jus, très marqué à droite, ancien patron du Figaro violemment moqué jadis dans une chanson de Jean Ferrat, quand un homme de ce genre parle de «solidarité», cela risque de n’être pas tout à fait des mots en l’air, ni une parade pour la galerie, encore moins la récitation mécanique d’un catéchisme idéologique.

Jean d’Ormesson, le sait-on, possède, lui venant de la famille de sa femme, un château en Singine où il réside fréquemment. Cette Singine, justement, où, à Chevrilles, une foule de «plus de 600 personnes» a hué les représentants de la Confédération. Et applaudi des groupes des sonneurs de cloches et d’armaillis chanteurs. Et applaudi encore plus fort des «opposants» venus dire leur refus de «manger cette soupe indigeste».

C’était à l’occasion d’une soirée de présentation du futur centre fédéral pour requérants d’asile qui devrait ouvrir dans les locaux d’un ancien orphelinat tenu par des bonnes sœurs. Car oui, il semble qu’autrefois, ce devait être il y a bien longtemps, la Singine ait été un pays de bons chrétiens.

Il ne s’agit évidemment pas d’accabler les Singinois. De s’offusquer que ces braves gens n’aient eu à offrir qu’une salve de huées nouvelles lorsque qu’un responsable de la délégation fédérale rappela qu’on était en train de parler de «requérants», pas de «délinquants» ni de «récalcitrants». Ni de moquer la crainte exprimée des Singinois que plus personne n’ose venir habiter leurs villages, qu’eux-mêmes n’osent plus laisser leurs enfants jouer dehors une fois la meute bigarrée installée.

Parce que partout la réaction d’hostilité de principe est la même dès qu’un projet de centre voit le jour. Les Singinois n’ont pas le monopole de l’égoïsme, du fantasme, ni de la frousse. Parce que trop longtemps la juste revendication de vivre en sécurité chez soi a été ignorée des politiques. Parce qu’enfin, c’est vrai, la politique d’asile telle que menée en Suisse regorge d’imperfections. Qu’elle fait la part trop belle à une minorité d’aventuriers, de profiteurs et de petits, voir moyens gangsters. C’est l’éternel question de la taille du filet: trop fin, il bloque tous les poissons, trop large il laisse entrer les requins.

Ce qui ne devrait pas empêcher de rappeler aux Singinois et à tous ceux que la perspective d’un centre pour requérants d’asile dans leur voisinage indigne et terrorise, un simple petit constat. La Suisse n’est plus seule dans un monde qui n’est lui-même plus pacifié comme au joli temps de la guerre froide, de la dissuasion nucléaire, de l’équilibre de la terreur et des dictatures diverses qui avaient la bonne idée et les moyens de retenir chacun chez soi.

Refuser par principe la simple idée d’un centre de requérants à proximité d’un cadre de vie évidemment idyllique ressemble à l’attitude d’un enfant qui refuserait de grandir. Qui continuerait à vouloir sans dommage, responsabilités, risques ni dangers vivoter confortablement dans les jupes de sa mère. Les enfants gâtés que nous sommes cèdent volontiers à la tentation de vouloir encore vivre dans l’après-guerre, alors qu’à nouveau, c’est la guerre.

«Nous sommes tous juifs, nous sommes tous chrétiens», a encore martelé le cacochyme châtelain d’Ormesson, avec ses vieilles lubies de solidarité. Des vieilleries qui pourtant prennent soudain, dans un environnement de feu et de terreur, l’urgence de la modernité. Même si certains préfèreront toujours n’être simplement que ce qu’ils sont: Singinois sinon rien.