KAPITAL

L’impertinent succès de Moleskine

Le producteur de carnets en papier italien se porte bien. Mais il joue désormais sa survie dans une ère où le numérique rend ses produits obsolètes. Saura-t-il s’adapter?

C’est un bel objet, précieux. Un petit carnet aux bords légèrement arrondis. Sa surface ressemble à du cuir, lui conférant un air de Bible ou de document officiel, un passeport peut-être. Quand on écrit à l’intérieur, on se sent différent, plus érudit.

Le produit phare de Moleskine est aujourd’hui aussi connu et mythique que les trench-coats de Burberry ou que les sacs à main de Louis Vuitton. Ces dernières années, le chiffre d’affaires de la firme italienne a progressé à un rythme soutenu, passant de 30 millions d’euros en 2003 à 87 millions d’euros en 2013. Elle s’est même cotée en Bourse en avril 2013, levant près de 626,5 millions de dollars.

«C’est inattendu, leurs résultats sont impressionnants, admet Andrew Sentence, analyste indépendant basé à Milan. L’an dernier, contre toutes attentes, le revenu de l’entreprise a augmenté dans toutes les régions du monde. En Europe et en Afrique, les ventes ont progressé de 11% pour atteindre 46 millions d’euros.»

Moleskine opère pourtant dans une industrie risquée, souvent jugée sans avenir: le papier. Est-ce qu’une firme ancrée dans le monde physique peut raisonnablement survivre à l’ère des smartphones et des tablettes? On connaît le sort réservé à des firmes comme Kodak et Xerox… C’est pourtant le pari de l’entreprise italienne.

Dans cette nouvelle ère, les habitudes des consommateurs ont changé et beaucoup préfèrent utiliser des tablettes et des ordinateurs portables pour prendre des notes. Mais ce n’est pas la principale menace qui plane sur Moleskine. Jusqu’à aujourd’hui, la société se reposait sur un canal de distribution principal: les librairies. «D’un point de vue marketing, cela nous permettait d’associer notre carnet au monde du livre, explique Maria Sebregondi, la fondatrice de la firme. Lorsque l’on achète un livre, on cherche à découvrir un nouveau monde et à devenir une personne plus profonde. Nous voulions créer le même sentiment avec nos produits.» Près de 73% du chiffre d’affaires de Moleskine est ainsi issu des ventes en librairies.

Or, le marché du livre se trouve aujourd’hui en crise. «Les librairies ferment les unes après les autres. Au cours des prochaines années, Moleskine ne pourra plus écouler aussi facilement ses produits. Il doit trouver de nouveaux canaux.» Pour remédier à ce problème, la firme italienne cherche à développer les ventes via son site internet. Elle a aussi commencé à ouvrir ses propres boutiques à New York, Paris ou Londres, une première. «Nous plaçons beaucoup d’espoirs dans ces nouveaux moyens de vente», dit l’analyste Andrew Sentence.

Une marque de luxe

Pour survivre à l’ère digitale, Moleskine compte aussi exploiter au maximum son potentiel de croissance très élevé: car bien que l’entreprise soit déjà présente dans 105 pays, de nombreuses régions restent sous-exploitées, à commencer par l’Asie. Jusqu’ici, seuls 12,5% du chiffre d’affaires de la firme provient de la région Asie-Pacifique.

«Moleskine dispose de 228 millions de clients potentiels, a écrit en 2012 l’analyste de Mediobanca Chiara Rotelli. Or, la firme en compte actuellement 3,3 millions, soit seulement 1,5% du total qu’elle peut conquérir.» La société reste également convaincue que les tablettes ne vont pas remplacer ses carnets. Car elle ne vend pas un banal produit en papier. A la Bourse de Milan, Moleskine est considérée comme une marque de luxe aux côtés de Prada et Salvatore Ferragamo.

«Un Moleskine n’est pas du tout un produit fonctionnel. On peut prendre des notes avec un iPad aujourd’hui, relève Andrew Sentence. Mais il est bien plus agréable de se servir de son Moleskine, avec lequel on se sent chic et différent.» L’entreprise italienne a néanmoins lancé une série de nouveaux produits pour diversifier son offre, tels que des fourres pour iPad (qui ressemblent à des carnets), des sacs, des stylos et des portemonnaies. Aujourd’hui, ces produits représentent 16% de son chiffre d’affaires.

Virage digital

Plus récemment, Moleskine a aussi mis en place une stratégie pour conquérir le monde digital. La marque a ainsi créé un carnet qui peut être utilisé simultanément avec l’application pour smartphone Evernote et permet de digitaliser ce qui est écrit ou dessiné à l’intérieur. En septembre, l’entreprise a annoncé un partenariat avec LiveScribe pour développer des stylos «intelligents» qui enregistrent tout ce qui s’écrit dans les carnets Moleskine.

«Nous avons détecté une brèche dans le marché, a expliqué Karen Tang, porte-parole de la compagnie. Nos clients ont de la peine à passer du monde analogique au monde digital, et réciproquement. Nous voulons faciliter cette transition.» Au moment de la cotation en Bourse de l’entreprise, ces nouveaux produits ne représentaient encore que 0,4% du chiffre d’affaires. L’app de prise de notes avait été téléchargée plus d’un million de fois.

Selon J.P. Eggers de la New York University, spécialiste des firmes analogiques qui se lancent à la conquête du digital, la démarche est intelligente: «C’est une très bonne niche, cela va permettre de conquérir de nouveaux clients plus jeunes qui ne connaissent pas encore la marque.»
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Petits arrangements avec l’histoire

Ernest Hemingway et Pablo Picasso auraient employé les carnets Moleskine pour composer leurs œuvres. Cela fait partie du mythe de l’entreprise italienne. Sauf que cette histoire est fausse: Ernest Hemingway et Pablo Picasso n’ont jamais utilisé les carnets Moleskine.

Pire: la marque a en réalité été créée en 1997, bien après leur mort. La créatrice de Moleskine, Maria Sebregondi de la firme de design Modo & Modo, s’est inspirée d’un carnet décrit par l’écrivain Bruce Chatwin dans son livre «The Songlines». Moleskine était alors le nom de l’un des personnages du livre. L’entreprise a alors développé une habile stratégie de communication mettant en scène ses carnets et les deux écrivains légendaires.

«C’est une exagération, a concédé la marque italienne au ‘New York Times’ en 2004. Il s’agit de marketing, pas de science. Ce n’est pas la vérité absolue», s’est-elle défendue. Cette stratégie marketing se trouve à l’origine de ses excellentes performances. En 2006, Modo & Modo a été rachetée pour 60 millions d’euros par le fonds SGCapital Europe, devenu Syntegra Capital.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine.