KAPITAL

Ils ont perdu l’usage de leur nom

L’utilisation du patronyme en tant que nom d’entreprise est très répandue. Alors, quand elle est cédée ou rachetée, certains se sentent dépossédés de leur identité.

Fin 2014, le célèbre pâtissier Philippe Guignard a été licencié par le groupe qui porte son nom. L’affaire a fait grand bruit. L’entrepreneur avait, six mois plus tôt, vendu sa société qui portait son nom à la suite de difficultés financières. Il y voyait la possibilité de relancer ses affaires, tout en restant la pièce maîtresse de l’entreprise. Or, devenu simple employé, le chef s’est vu mis à la porte pour des motifs qui demeurent encore obscurs. Dépossédé de sa société, de ses créations culinaires et même de son nom, le Vaudois, ruiné, a porté l’affaire en justice. «Il est impossible pour un artisan d’être le porte-drapeau de produits dont il ne sait plus rien, confiait-il en janvier dernier au quotidien 24 heures. C’est moi, sur place, que les gens veulent voir, c’est moi leur garantie de qualité. Là, je ne suis plus rien.»

Le cas n’est pas isolé. Quoi de plus naturel pour un entrepreneur, lors de la création de sa société, de choisir de lui donner son patronyme. De nombreux cas illustres peuvent être cités, comme Louis Renault, Ralph Lauren ou encore William Boeing. Ce choix, qui «relève d’une tendance naturelle» comme dit Jacques de Werra, professeur de droit des obligations et de la propriété intellectuelle à l’Université de Genève, peut avoir de sérieuses implications, notamment juridiques, commerciales et identitaires.

«Lorsque l’on donne son nom à son entreprise, elle devient alors une personne morale, indépendante de la personne physique qui l’a fondée», explique Jacques de Werra. Et cette personne morale peut continuer d’exister alors même que son fondateur a quitté le navire. Garder le contrôle de l’utilisation de son nom s’avère alors difficile, comme le démontre l’affaire Inès de la Fressange. Lorsque la styliste a vendu sa maison de couture, elle a aussi, de ce fait, cédé sa marque du même nom, propriété de sa société. Elle n’a donc pu empêcher le cessionnaire de continuer à utiliser son nom après son départ.

«D’un point de vue juridique, lors d’une vente, l’ancien propriétaire risque de perdre tout contrôle sur sa société, son nom et sa marque», poursuit Jacques de Werra. Inès de la Fressange s’est donc vu empêcher d’utiliser son nom pour désigner ses nouvelles créations, en raison de sa marque déjà existante. L’affaire a été portée devant les tribunaux et la justice a donné tort au célèbre mannequin, qui se retrouve aujourd’hui dépossédé de son patronyme et n’a plus le droit de l’utiliser à des fins commerciales.

«Toute personne qui lance une société sous son patronyme doit se montrer prudente, ajoute Jacques de Werra. Et anticiper l’évolution future de son entreprise et les risques liés à l’exploitation de son nom.» Il est donc possible, au moment de fonder sa société ou en prévision d’une vente, d’inclure des clauses de cession visant à protéger son patronyme. Garder sa marque et conclure des contrats de licence peut permettre au propriétaire du nom, même si l’entreprise conserve son patronyme, de continuer à l’utiliser à des fins commerciales ou de percevoir des royalties. A l’inverse, formuler des clauses qui obligent l’acquéreur à changer de nom peut faire perdre beaucoup de valeur commerciale à une société, qui aura alors de la peine à être vendue. Car souvent, c’est son appellation qui fait sa renommée.

Bien choisir la raison sociale

En Suisse, l’utilisation du patronyme en tant que nom d’entreprise est très répandue. «Pour la création d’une entreprise en raison individuelle, il est obligatoire de donner son nom à sa société pour s’inscrire au registre du commerce», note Raphaël Reinhardt, avocat spécialisé en droit commercial au sein de la plateforme juridique ma-societe.ch. Si la société est vendue, la loi oblige le repreneur à signifier que le fondateur n’en fait plus partie. Il ne peut pas exploiter le nom tel quel. Ce n’est qu’avec l’autorisation du créateur de l’entreprise que l’appellation d’origine peut être conservée.

«En revanche, s’il s’agit d’une société anonyme ou d’une Sàrl, le choix du nom est beaucoup plus libre, poursuit l’avocat. Si le ou les fondateurs décident malgré tout de donner à leur entreprise un nom patronymique, dans le cadre d’une future transmission, le repreneur n’est pas tenu de changer le nom. Sans clauses spécifiques prévues par les fondateurs, il peut continuer à l’exploiter librement.»

Souvent, l’appellation de l’entreprise résulte d’un héritage profondément ancré. De nombreuses sociétés patronymiques suisses sont des entreprises familiales, reprises de génération en génération. Fondées à la base par une personne individuelle, il n’est pas rare qu’elles deviennent par la suite des sociétés anonymes, incluant de nouveaux investisseurs pour perdurer. De ce fait, lorsqu’elles sont finalement reprises par un étranger, ce dernier peut continuer à faire usage du nom d’origine sans l’autorisation de la famille. C’est ce qui est arrivé à l’entreprise vinicole vaudoise Henri Badoux ou à la chocolaterie genevoise Favarger. Rachetée par le Croate Luka Rajic en 2003, la chocolaterie n’a aujourd’hui plus aucun rapport avec la famille Favarger, alors qu’elle continue d’en utiliser le nom.

Les affaires de succession ou de vente d’entreprises patronymiques constituent dans bien des cas un sujet émotionnel et délicat. Si bien que de nombreux entrepreneurs ont refusé de répondre aux sollicitations de la rédaction lors de l’élaboration de cet article, aussi bien du côté de ceux qui ont vendu leur société, que de celui des acheteurs. Ainsi, le designer neuchâtelois Rodolphe Cattin, qui a cédé sa marque horlogère Rodolphe au groupe Franck Muller en 2005, l’horloger Michel Parmigiani, dont la société Parmigiani Fleurier appartient aujourd’hui entièrement à la fondation Sandoz, et le banquier Thierry Lombard, qui s’est retiré en décembre 2014 de l’établissement qui porte son nom, ont préféré ne pas s’exprimer.

Visage humain

Le choix de donner son nom à son entreprise comporte des avantages. «Personnifier sa société et lui donner un visage humain peut s’avérer très rentable commercialement, souligne Cyril Gaillard, de l’agence parisienne de ‘naming” Bénéfik, dont le but est d’aider les entrepreneurs à trouver un nom à leur société. Les gens aiment pouvoir s’identifier à une personne, s’attacher à une histoire. C’est une plus-value.» Cependant, lorsque la société se retrouve en difficulté, le patronyme est directement touché. L’affaire du “horsegate” qui a éclaté en France en 2013 constitue un bon exemple. L’entreprise Spanghero aurait sciemment vendu de la viande de cheval à la marque de lasagne Findus, la faisant passer pour du bœuf. La famille Spanghero, qui avait pourtant vendu la société quatre ans plus tôt, s’est alors vue attaquée de toute part. Son nom et sa réputation ont été définitivement salis par ce scandale. «L’amalgame entre l’histoire de l’entreprise et les personnes réelles se fait très facilement. Et cela ne concerne pas que les entrepreneurs en question, mais bien tous les membres de la famille portant ce nom, indique Cyril Gaillard. Aujourd’hui, je ne conseille pas à mes clients d’utiliser leur patronyme, car j’y vois plus d’inconvénients que d’avantages.»

Selon Cyril Gaillard, il y a bien d’autres manières de personnifier son entreprise. «Il est préférable de donner un nom complètement éloigné du sien à sa société, tout en demeurant très présent, poursuit l’expert. C’est le cas de Mark Zuckerberg avec Facebook, ou de Richard Branson avec Virgin.» Une autre stratégie peut s’avérer payante, celle de donner un faux patronyme à son entreprise ou à sa marque, comme la factice grand-mère Mamie Nova en France ou la fictive cuisinière Betty Bossy en Suisse.
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PORTRAITS

«Je ne pouvais interdire l’utilisation de mon nom»

En 2008, Henri Olivier Badoux vend sa société vinicole Henri Badoux, se séparant d’un héritage patronymique de plus de 100 ans.

Chez les Badoux, on s’appelle Henri de père en fils. Pour les premières générations, le but de cette passation était d’assurer la pérennité de l’entreprise familiale Henri Badoux. La société basée à Aigle (VD) détient le célèbre vignoble chablaisien Les Murailles et produit un chasselas renommé: l’Aigle les Murailles. Avant de passer aux mains du groupe Schenk en 2008, l’entreprise a vu se succéder trois Henri à sa tête.

«Mon grand-père Henri Badoux a fondé sa société en 1908 et, en 1940, mon père Henri Emile Badoux en a repris les commandes, raconte Henri Olivier Badoux, dernier membre de la famille à avoir dirigé l’entreprise. Je suis né pour reprendre sa succession, mon nom ne m’en laissait pas le choix.» En 1982, Henri Olivier Badoux se retrouve à diriger plus tôt que prévu l’entreprise familiale car son père est victime d’un AVC. Il en devient le directeur général à 21 ans et la rachète en 1990, à 30 ans. En 2008, l’année du centenaire de l’entreprise, face aux pressions économiques, Henri Olivier Badoux opère un rapprochement stratégique avec la société vaudoise Obrist, propriété du groupe Schenk. Il y voit alors l’opportunité de se libérer du carcan de l’héritage familial et finit par vendre entièrement sa société au groupe.

Au moment de la vente, il n’est pas possible d’envisager de rebaptiser l’entreprise, car son nom fait sa renommée depuis un siècle. «De plus, je venais de changer le statut de l’exploitation en société anonyme. Donc, au niveau de la loi, l’acheteur était en droit d’exploiter le même nom et moi je n’étais pas en mesure de l’interdire.» Pour Henri Olivier Badoux et sa femme, ce point a toujours été une source d’inquiétude: «Nous craignons que le nom Henri Badoux, dont nous ne sommes plus propriétaires, soit mal utilisé et que cela puisse porter préjudice à nos enfants. Aujourd’hui, je suis devenu étranger à l’entreprise qui fut la mienne et celle de ma famille. J’achète comme M. Tout-le-monde le vin qui porte mon nom.»
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«J’ai demandé à garder ma signature»

Le designer horloger Jorg Hysek a vendu sa marque en 2000. Il dessine aujourd’hui des modèles de montres digitales pour son entreprise Slyde, basée à Luins (VD).

Utiliser son patronyme en tant que nom de société et de marque fut presque un réflexe pour Jorg Hysek. Formé à l’horlogerie chez Rolex, designer connu pour son anticonformisme et ses créations avant-gardistes, le Suisse d’adoption se fait d’abord un nom comme indépendant.

En quinze ans d’activité, il dessine pour Vacheron-Constantin, Cartier, Breguet, TAG Heuer ou encore Tiffany & Co. Puis, la situation de l’industrie dans les années 1990 le pousse à monter sa propre entreprise: «A l’époque, les petites sociétés horlogères se regroupaient autour de Richemont, Swatch et LVMH, relate le designer. Je n’étais donc plus libre de dessiner pour des marques de différents groupes, c’était moins motivant.» La petite manufacture Hysek naît alors à Lussy-sur-Morges (VD) en 1997 et grandit relativement vite. «Utiliser son propre nom marque davantage les esprits, estime Jorg Hysek. Cela permet de créer une relation plus personnelle avec les acteurs de la société et les clients. Comme mon nom avait déjà une certaine renommée, cela facilitait aussi la communication!»

Trouver des investisseurs devient cependant nécessaire pour l’avenir de l’entreprise… L’entrepreneur français Akram Aljord devient actionnaire minoritaire. «Cela fonctionnait très bien et puis, comme souvent, les financiers prennent le dessus. C’est ce qui s’est passé. J’ai perdu petit à petit la majorité de mes parts et finalement la maîtrise de ma société.»

Par souci d’indépendance, Jorg Hysek vend le reste de ses actions en 2002 et quitte la société pour de bon, non sans se prémunir d’une chose: «Je n’ai pas conclu de contrat de licence et ne perçois donc pas de royalties sur l’usage du nom Hysek. En revanche, j’ai demandé à pouvoir garder le droit d’utiliser mon nom pour la signature de mes futures créations, à l’image de Kenzo Takada quand il a vendu sa compagnie à LVMH. J’ai vécu cette vente comme un déchirement, mais le problème était davantage lié à la déception d’une aventure qui s’achevait qu’au fait d’y laisser mon nom.»
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«Je suis fière de voir perdurer mon patronyme»

Dix ans après la vente de Jan Autos pour un franc symbolique, Gloria Jan est fière de voir perdurer son patronyme sur le marché romand de l’automobile.

Doyenne de la famille Jan, Gloria n’a plus aucun lien avec les garages qui portent son nom. Elle se décrit comme un cheval à la retraite, qui aurait été mis au pâturage il y a plus de dix ans déjà.
Actionnaire à 49% avant la vente survenue en 2003, Gloria Jan résume en une phrase l’histoire du groupe familial lausannois: «Dans la famille Jan, il y a eu Charles, mon beau-père, qui a créé la société; Louis, mon mari, qui l’a développée et Claude, mon beau-fils, qui l’a vendue.» Les bicyclettes Cilo qui sortaient de la fabrique Jan ont également contribué à la renommée de la famille. Dès sa création dans les années 1940, la griffe avait rencontré un vif succès en équipant le champion du monde suisse Hans Knecht. La production des deux-roues, ainsi que l’importation pour la Suisse des pièces de cycles Shimano, ont perduré jusqu’à la liquidation du groupe en 2003.

A son apogée, en 1988, le groupe Jan comptait 280 employés et son chiffre d’affaires avoisinait les 113 millions de francs. La descente aux enfers a commencé dans les années 1990. Les raisons? ‘Une mauvaise gestion’, souffle Gloria Jan. ‘Un marché devenu trop concurrentiel’, détaille Michel Humbert, qui a repris la société Jan Autos et en est l’actuel directeur. Pour lui, le modèle d’affaires n’était plus tenable: «Les marges sur les voitures neuves ont diminué année après année et, en parallèle, le secteur automobile du groupe devait financer les pertes de la société Cilo.»

Pour un franc symbolique, Michel Humbert et son associé rachètent le garage de Lausanne. «Nous sommes repartis quasiment de zéro à une exception près: nous avons gardé le nom de Jan, explique le directeur. Nous avons procédé à une enquête dans la région et 70% des personnes interrogées étaient favorables au maintien du patronyme de la famille. Pour elles, Jan était encore synonyme de qualité, même après la débâcle.»

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Collaboration: Céline Bilardo et Blandine Guignier.

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.