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La galaxie des gangsta CEO

Les rappeurs profitent de leur notoriété pour multiplier les produits dérivés. Leurs sociétés séduisent les multinationales et les rachats aux montants record se succèdent.

En cédant sa marque de casques Beats à Apple en mai 2014, pour la coquette somme de 3 milliards de dollars, le rappeur américain Dr Dre a fait deux jaloux: ses confrères Jay-Z et P. Diddy, jusque-là au coude à coude pour le titre envié de «rappeur le plus fortuné au monde». Dr Dre, qui serait à présent assis sur un pactole de quelque 800 millions de dollars, va d’ailleurs occuper des fonctions officielles chez Apple. Fondée en 2006, Beats a alléché le géant de Cupertino non seulement pour ses casques, très appréciés des jeunes, mais surtout pour son nouveau service de streaming musical payant, concurrent de Spotify.

Il s’agit de la plus importante acquisition de l’histoire d’Apple. Mais aussi un épisode très révélateur de l’évolution des ténors du hip-hop: les anciens contestataires de l’ordre établi sont devenus des hommes d’affaires à succès, dont la musique ne constitue plus l’unique source de revenus, compte tenu de l’érosion des ventes de disques. Vêtements, parfums ou encore boissons: la culture hip-hop a conquis un très large public, dépassant sa communauté d’origine. L’alliance entre la société à la plus forte capitalisation boursière et le genre musical qui a connu la plus forte croissance de ces deux dernières décennies est loin d’être anecdotique.

En termes de revenus purs et durs, les griffes vestimentaires ont remplacé les coups de griffe verbaux. Quel rappeur ne possède pas, aujourd’hui, sa propre ligne de vêtements? «Au début des années 1990, ce sont d’abord des gens affiliés aux rappeurs qui ont commencé à lancer des marques de vêtement, comme le producteur Russell Simmons avec Phat Farm, rappelle le DJ hip-hop genevois Jordan Nsimba. Puis les rappeurs eux-mêmes leur ont emboîté le pas, comme P. Diddy avec sa ligne Sean John en 1998 et Jay-Z avec Rocawear en 1999.»

Si P. Diddy, dont la fortune est évaluée à quelque 700 millions de dollars, détient toujours sa marque de vêtement, Jay-Z a revendu Rocawear au groupe coté Iconix pour plus de 200 millions de dollars. «I’m not a businessman, I’m a business, man!» est l’une des punchlines les plus connues du mari de Beyoncé (avec qui il forme le couple le plus riche du showbiz), non sans raison… Son image de marque est toute-puissante: Reebok a connu des ventes record en lançant une collection de baskets portant son véritable nom, Shawn Carter. Le rappeur de Brooklyn a également été actionnaire de l’équipe NBA New Jersey Nets et cofondé la chaîne de clubs 40/40. Le magazine «Forbes» établit désormais un classement distinct de ces «Cash Kings», comme il les désigne, chaque année.

Emules en Europe

Si la mode des rappeurs businessmen a démarré aux Etats-Unis, elle a rapidement fait des émules sur le Vieux Continent. En Suisse, le «rappeur national» Stress a par exemple lancé sa ligne Bear Inc. en 2010, pour laquelle il a établi un partenariat avec la chaîne de distribution Metro Boutique, qui dispose d’une vingtaine de magasins dans tout le pays. En termes de revenus et de notoriété, les rappeurs européens restent néanmoins loin de leurs maîtres américains, devenus de véritables multinationales aux activités les plus diversifiées. P. Diddy, par exemple (de son vrai nom Sean Combs), possède son propre label hip-hop, une marque de prêt-à-porter, des restaurants, une chaîne de télévision sur le câble, une agence de marketing travaillant pour Pepsi et Microsoft… Mais selon «Forbes», ce sont désormais ses activités dans l’alcool qui l’enrichissent le plus, via ses participations dans les marques de vodka Cîroc et de tequila DeLeon, en partenariat avec le géant britannique Diageo.

Nommé docteur honoraire de la Howard University de Washington, il a récemment été invité à prononcer le discours de fin d’année devant les étudiants, en tant qu’entrepreneur à succès: «J’ai décidé de perpétuer l’esprit d’entreprise de mon père mais de manière honnête», a précisé le rappeur originaire de Harlem, dont le géniteur avait trouvé la mort lors d’une vente de drogue ayant mal tourné.

50 Cent est un autre rappeur emblématique de cette soif d’entrepreneuriat: le titre de son premier album est d’ailleurs sans équivoque à ce propos («Get Rich or Die Tryin’»). Lui aussi a fait fortune dans les boissons et a connu la loi de la rue new-yorkaise: il s’est fait tirer dessus à neuf reprises. En 2007, le natif du Queens a touché quelque 100 millions de dollars après la vente à Coca-Cola de la compagnie qui produisait la boisson Vitamin Water, dans laquelle il détenait une participation et dont il était l’ambassadeur. Sa réaction suite à ce rachat? «Je pense que je peux conclure un deal encore plus gros dans le futur.»

Les activités des rappeurs US s’étendent désormais même à l’automobile et au mannequinat: le rappeur Chamillionnaire, de son vrai nom Hakeem Seriki, a investi dans Fly Rydes, une société qui «customise» des voitures, ainsi que dans sa propre compagnie de mannequinat Masterpiece Mind Frame. De son côté, le parrain de la «West Coast» Snoop Dogg (régulièrement arrêté pour consommation de stupéfiants) a lancé les cigares Executive Branch.

Des clips en guise de publicité

Filles, bolides, alcool, fringues, cigares… Entre les clips largement diffusés des rappeurs et leurs produits dérivés, on pourrait difficilement faire plus cohérent! Un business model bien huilé, estime Jean-Daniel Locatelli, gérant du magasin de disques genevois Vinyl Resistance: «La musique sert de promotion pour les produits dérivés. C’est de la publicité sonore!»

L’identité très forte du hip-hop s’est certes un peu diluée en route. Et dans le lot, à trop vouloir se diversifier, certaines aventures finissent mal: 50 Cent a par exemple connu l’échec avec son projet dans le cinéma et la télévision, G-Unit Films. Mais le rappeur a connu plus dur et est prêt à se battre. Le monde du business doit désormais compter avec ces nouveaux venus, aux mots parfois crus. Et qui, entre deux séances de conseil d’administration, ont parfois encore le temps de passer en studio.
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«Posséder sa ligne de vêtement est un travail exigeant»

Le point de vue d’Elena Romero, auteure de «Free Stylin’: How Hip-Hop Changed the Fashion Industry» et professeure au Fashion Institute of Technology de New York.

Pourquoi les rappeurs se sont-ils lancés sur le marché de la mode?

Leurs motivations peuvent être résumées par la formule «argent, pouvoir, respect». Les rappeurs et les magnats de la musique ont compris que se promouvoir en tant que marque permettait de gagner le respect de leurs compétiteurs et de leurs fans. Depuis les années 1990, les égéries habituelles du monde de la mode ont perdu en attractivité pour le public, alors que les célébrités hip-hop se sont imposées comme designers d’habits, parfois en s’alliant avec des marques établies pour développer leurs propres lignes de produits. Ces nouveaux modèles se sont révélés très profitables, particulièrement sur le marché des 16-25 ans.

Quelles sont les clés du succès sur ce marché?

En dehors des paramètres habituels (qualité du produit, réseau de distribution, ajustement du prix), le succès d’une marque inspirée d’un rappeur découle du mode de vie qu’elle promeut; c’est là que le marketing musical entre en ligne de compte.

Quelles sont les raisons de l’échec des marques lancées par certains rappeurs connus, tels que DMX ou Busta Rhymes?

Etre un rappeur reconnu n’est pas suffisant pour bâtir un empire de la mode. Car apprécier la musique d’un rappeur ne veut pas dire que les consommateurs vont avoir envie de s’habiller comme lui, et plus encore quand le rappeur lui-même ne porte pas sa marque de manière régulière, voire pas du tout. S’il n’est pas prêt à s’investir à long terme pour développer sa marque, il vaut mieux qu’il s’efforce de signer un contrat de sponsoring traditionnel. Posséder sa propre ligne de vêtement est un travail exigeant.

Propos recueillis par Erik Freudenreich.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine.