KAPITAL

Les boulangeries en passe de gagner la pause de midi

Les boulangeries misent toujours plus sur les plats préparés, qui répondent aux nouvelles habitudes alimentaires. Une diversification bienvenue dans un contexte difficile de baisse de la consommation de pain.

«Il y a une dizaine d’années, on consacrait encore une heure et demie en moyenne pour manger à midi: aujourd’hui, ce temps s’est réduit à une trentaine de minutes, observe Christine Demen Meier, responsable de la chaire Food & Beverage de l’Ecole hôtelière de Lausanne. Il n’est donc pas étonnant que les boulangeries ciblent de plus en plus le snacking, d’autant qu’elles sont particulièrement bien placées en termes de savoir-faire.»

Avec la concentration accrue des emplois au sein des mêmes quartiers dans les grandes villes, les gens disposent, en effet, de moins en moins de temps pour rentrer chez eux à midi. «Ils préfèrent terminer le travail plus tôt afin de vaquer à d’autres occupations comme le sport ou passer du temps en famille et améliorer ainsi l’équilibre entre leur vie professionnelle et personnelle», note Christine Demen Meier.

L’Association des boulangers-confiseurs suisses confirme que le segment des produits à l’emporter répond à une demande croissante de la clientèle et peut se révéler «économiquement très intéressant» selon le positionnement de l’entreprise. Ceci d’autant plus que la consommation de pain connaît une stagnation, voire un léger recul, ces dernières années en Suisse. Selon l’institut de recherches Euromonitor, elle a diminué de 5% en cinq ans. Les boulangers envisagent ainsi en permanence de nouvelles alternatives dans leur offre.

La grande distribution et la restauration – où le snacking (burgers, wraps et autres salades) est particulièrement en vogue – cherchent eux aussi à surfer sur cette vague et sont de plus en plus nombreux à proposer des plats non structurés (sur le mode entrée-plat-dessert) pouvant être pris n’importe où. Selon Euromonitor, Migros détient 42% du marché des plats préparés en Suisse, contre 28% pour Coop, 7% pour Nestlé et 23% pour les autres prestataires.

Frais, local et sain

Pour autant, snacking et plats à l’emporter ne riment pas forcément avec une alimentation non équilibrée. «Au contraire, la plupart des boulangers et autres fournisseurs misent aujourd’hui sur la carte du frais, du local et du sain, indique Christine Demen Meier. Ils se focalisent souvent sur des stratégies de partenariats et de chaînes afin de réaliser des économies d’échelle ou de mettre en commun des ressources.»

Certains boulangers travaillent à partir de produits semi-préparés fournis par des entreprises spécialisées et se chargent des dernières finitions. Ce qui n’est pas forcément négatif en termes de qualité. «C’est peut-être même le contraire, car toutes les normes d’hygiène et de contrôles sont drastiques dans ces entreprises, poursuit Christine Demen Meier. De plus, cela permet à ces boulangeries de proposer des prix corrects aux consommateurs.»

Le cas de groupes comme Jowa (propriété de Migros), basé à Volketswil (ZH), et Bisa, à Genève, est emblématique des potentialités de diversification dans le secteur. Tous deux ont débuté comme simple boulangerie ou minoterie il y près d’un siècle et proposent désormais une large gamme de produits. Par exemple, l’offre à l’emporter de Bisa, qui emploie 550 personnes et dont le chiffre d’affaires s’élève à 100 millions de francs par année, est constituée d’une variété de sandwichs chaud ou froid, de salades et de traiteur salé, pour des prix allant de 3,30 francs pour un pâté à la viande à 14,90 francs pour les salades. L’entreprise, qui compte au total 36 points de vente, dont deux restaurants à Genève Aéroport, observe que sa clientèle dispose de moins en moins de temps pour manger à midi et souhaite de plus en plus emporter ses repas au travail. Elle adapte donc son offre en conséquence.

La répartition entre les ventes de simple pain et celles de plats à l’emporter varie surtout selon l’environnement dans lequel se trouve le point de vente: le directeur des magasins Thierry Gualtieri souligne ainsi que le take away représente 80% du chiffre d’affaires en zone aéroportuaire et peut descendre à 15% en zone urbaine. Au total, la progression du segment snacking s’élève à environ 10 à 12% par année. A titre d’exemple, au sein de la quinzaine de magasins du groupe «Aux bonnes choses», le chiffre d’affaires pour la boulangerie se chiffre à 12%, contre 40% pour le snacking. A noter que la totalité des plats est assemblée au sein des établissements du groupe. Quant aux fournisseurs de produits frais, ils sont tous basés en Suisse.

«Solutions repas»

Depuis trois ans, la boulangerie-pâtisserie Fleur de Pains, basée à Crisser (VD), connaît un fort développement de son offre de repas à l’emporter, un segment qualifié d’«extrêmement dynamique» par le directeur général Stéphane Simon: «Nous parlons plutôt de solutions repas. Notre objectif est d’offrir un choix très large pour des gens qui souhaitent manger rapidement, mais des produits de qualité, frais et surtout variés.» Mais aussi, des produits faciles à consommer, vers lesquels la clientèle, de plus en plus pressée, s’oriente toujours davantage. La gamme proposée va du traditionnel sandwich à la salade en passant par des incontournables comme le bircher ou le croissant au jambon, ainsi que des produits de saison tels que les gaspachos ou autres soupes froides, très demandés en été.

Concernant la répartition du chiffre d’affaires entre les différentes catégories (pain, viennoiseries, sandwich et snacking), l’entreprise constate qu’entre 2010 et 2014 la part du snacking a presque doublé, passant de 2,5% à 4%. La société emploie aujourd’hui 180 personnes et dégage un chiffre d’affaires d’environ 17 millions de francs par an. Son importante progression ces dernières années, liée notamment à la progression des ventes de plats à l’emporter, s’illustre par l’ouverture constante de nouveaux points de vente: son réseau compte désormais 21 magasins entre Morges et Montreux, contre à peine une dizaine il y a 5 ans. Par ailleurs, la quasi-totalité de ses produits sont fabriqués dans son laboratoire de Crissier avec des produits locaux (viande des Grisons, farine de Cossonay, beurre de l’Etivaz).

En plus des particuliers, la société vise aussi les entreprises et organisations publiques avec une commande clé en main et une livraison le lendemain. Elle peut adapter son offre à diverses demandes spécifiques, notamment dans le cadre du Triathlon de Lausanne ou lors d’événements ayant lieu à l’EPFL. Dans ce registre, elle propose trois variantes: apéritif, cocktail dinatoire et lunch. A titre d’exemple, pour une réunion de 25 personnes, la société propose un assortiment de trois mini-sandwichs, une salade et deux mini-pâtisseries pour 17 francs par personne, avec livraison gratuite dans les locaux de l’entreprise.

Renforcer l’image artisanale

Le groupe genevois Pouly – 80 points de vente en Suisse romande pour 800 employés et 35 millions de pains Paillasse vendus chaque année dans le monde – se trouve, depuis le décès du fondateur Aimé Pouly, il y un peu plus de trois ans, en phase de repositionnement. Considérée parfois par le passé comme trop industrielle, la société souhaite aujourd’hui renforcer son image artisanale et a commencé à proposer, depuis peu, des plats à l’emporter. Une offre qui représente pour l’heure une part minime des activités du groupe, mais qui, selon le responsable de la stratégie et du développement Antoine Pictet, est appelée à «clairement se développer, notamment dans une logique 100% fait maison, produits frais et locaux». Ces derniers provenant pour la plupart d’un rayon de moins de 100 kilomètres, qu’il s’agisse de farine, de fruits ou de légumes.

A l’heure actuelle, ses plats à l’emporter se trouvent essentiellement dans des lieux à haut trafic comme les gares, où sont visés les clients pressés et de passage. Selon les zones géographiques, le prix des repas à l’emporter est compris entre 13 et 15 francs. Diverses pistes sont mises en avant pour renforcer la fraîcheur des produits. Le groupe souhaite notamment réduire au maximum le temps entre la production, regroupée au sein de son centre de fabrication de Satigny (GE), et la livraison en magasin, en effectuant le plus tard possible la fabrication des produits.

Plus que d’autres commerces, les boulangeries doivent en effet être ouvertes avec une grande amplitude d’horaires. En raison de la hausse constante de la structure des coûts (masse salariale, loyers, etc.), elles doivent aussi se montrer particulièrement attentives à tous les paramètres permettant d’augmenter leur chiffre d’affaires, qu’il s’agisse de logistique ou de réponses aux attentes du consommateur.

Le soir, tarte salée et bière

L’enseigne Le Prêt-à-manger, qui appartient au groupe boulanger genevois Gilles Desplanches aujourd’hui diversifié dans la restauration, compte actuellement 18 magasins situés à Genève, Lausanne, Gland (VD) et Avry (FR). Une belle performance puisque le premier a vu le jour à l’aéroport de Genève il y a une dizaine d’années à peine. L’enseigne propose un assortiment de produits pouvant être consommés sur place ou à l’emporter tels que sandwichs, birchers, desserts, éclairs, pâtes, salades ou tartes sucrées et salées. Le chiffre d’affaires réalisé à midi grâce aux plats préparés représente le 37% du chiffre d’affaires global des points de vente. «Nous nous adressons à une clientèle qui partage un mode de vie actif et contemporain, souligne la porte-parole Jessica Austin. Nos clients accordent aujourd’hui uniquement 22 minutes à la consommation d’un repas. Ils souhaitent donc manger rapidement, mais sans faire de compromis sur la qualité, l’équilibre alimentaire et la diversité de leurs repas.»

C’est pourquoi, l’offre de l’entreprise évolue en fonction des saisons avec un assortiment renouvelé régulièrement et variant selon les différentes tranches horaires. Le matin on retrouve principalement des produits de boulangerie, des viennoiseries et des birchers. À midi, les ventes se font surtout autour des plats chauds, salades, sandwichs et wraps. L’après-midi, les pâtisseries sont de rigueur et le soir, tartes salées et bières pression sont mises en avant.

Clientèle féminine

Afin de mieux cibler sa communication, ses actions promotionnelles et le choix de son assortiment, l’entreprise, qui compte actuellement environ 150 employés, vise une clientèle majoritairement féminine: «En couple, en famille, entre collègues ou entre amis, les femmes sont en général décisionnaires du choix du lieu de restauration», avance Jessica Austin. Raison pour laquelle, afin de favoriser l’équilibre des plats, la cuisine évite les fritures et les rôtis et mise plutôt sur les vitamines et antioxydants, en privilégiant l’utilisation de produits frais, bio, locaux ou régionaux.

Tous les produits transformés proviennent d’une cuisine centrale de production de 1’500 m2, située au Petit-Lancy (GE). Deux livraisons par jour sont effectuées aux magasins afin de garantir une fraîcheur et une diversité suffisante. Ce profil «healthy» semble avoir trouvé sa cible: les magasins écoulent actuellement 2’500 sandwichs et 1’000 salades tous les jours. En ce qui concerne les tarifs, ceux-ci sont compris entre 1,50 francs pour un simple croissant et 15,50 francs pour un tofu mariné.

Mais comment évaluer concrètement la valeur nutritive des aliments composant ces différents plats à l’emporter? Pour Patrick Leconte, nutritionniste à Genève, le critère principal est de savoir où ces derniers sont achetés. Par ailleurs, il rappelle que l’un des principaux pièges dans lequel tombent beaucoup de salariés pressés à midi est de prendre l’habitude de se rendre aux mêmes endroits. Au contraire, il recommande de varier les fournisseurs en évitant tant que possible les sucres rapides et autres sodas, et en privilégiant, pour les sandwichs, le pain complet.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.