KAPITAL

Mon informaticien est freelance à Karachi

Sous-traiter des projets informatiques ou rédactionnels à l’autre bout du monde, à des tarifs défiant toute concurrence: voilà qui tente de plus en plus d’entreprises suisses.

«Bonne traduction, juste quelques erreurs avec les termes techniques de l’industrie du vin.» Satisfaction, donc, pour cet entrepreneur autrichien qui a payé 25 euros pour une traduction d’une page et demi de l’allemand vers l’anglais. Petit détail, c’est un freelance au Bangladesh qui s’en est occupé…

Rien d’étonnant pour ceux qui fréquentent le site Freelancer.com. Des graphistes pakistanais y créent des logos pour des entrepreneurs argentins, des designers suédois trouvent des clients au Surinam, tandis que des animateurs vidéo ukrainiens réalisent des films pour des Bahreïnis. Quelque 4000 projets sont publiés chaque jour sur ce site coté à la bourse australienne, alors que son concurrent Elance-oDesk compte plus de 8 millions de travailleurs freelance dans 180 pays. Ces sites n’attirent d’ailleurs pas que des indépendants. Des entreprises, notamment indiennes ou pakistanaises, voient aussi là un moyen de trouver des clients dans des pays occidentaux.

Des PME suisses se laissent séduire. Directeur de Smart Cuts, une petite société de production vidéo et animation basée à Lausanne, Lucas Chambers s’est récemment fait aider par un freelance en Turquie pour mettre au point son site web. «J’avais des connaissances de base, mais je ne savais pas comment réaliser certains effets particuliers», explique-t-il. Il découvre alors Freelancer.com, y poste son projet et reçoit très rapidement des propositions d’indépendants en Hollande, au Vietnam et en Turquie, avec des prix allant de 70 à 100 euros. Il choisit l’offre à 77 euros d’un informaticien d’Izmir. La collaboration connaît des hauts et bas. «Pendant quelques jours il n’a plus donné signe de vie, je ne savais pas ce qui se passait. Tout d’un coup, il a réapparu et m’a dit qu’il vivait le moment le plus difficile de sa vie…»

Le Vaudois lui donne le bénéfice du doute. Avec raison, puisque malgré les quelques jours de retard, la qualité du travail le satisfait entièrement. Il finit par lui confier la réalisation complète de son site pour 400 euros. Depuis, le jeune père de famille turc est parti aux Etats-Unis pour suivre un doctorat en informatique, mais il continue à travailler comme indépendant en parallèle. Lucas Chambers est prêt à lui confier un nouveau projet, ou à refaire appel au site spécialisé. «J’ai bien aimé le concept à la carte, relève-t-il. Et financièrement c’était très avantageux, ce qui compte lorsqu’on lance sa société.»

Tarifs imbattables

«Toutes les entreprises doivent utiliser des freelance au début, sinon on fait vite des erreurs. On se sent patron, on engage des gens, mais ensuite on n’a pas l’argent pour les payer et on creuse sa tombe tout seul», témoigne Steven Hori, fondateur de H-Technologies, une société spécialisée en ingénierie web. Confier du travail à des indépendants permet d’éviter d’avoir trop de charges fixes alors que le nombre de clients fluctue.

La PME lausannoise compte actuellement 19 employés et sous-traite 45% de son travail à des indépendants en France, en Roumanie et en Tunisie. «Nous collaborons beaucoup avec des traducteurs, des testeurs et des intégrateurs. Ces travaux prennent du temps et coûtent cher, mais nous pouvons ainsi fixer un prix maximal, explique Steven Hori. Ce mode de fonctionnement nous permet de préserver un budget pour garder les chefs de projet dans notre société.» Le recrutement s’effectue via des plateformes comme Elance-oDesk ou Freelancer.com, mais aussi via des annonces sur les sites d’emplois des différents pays pour éviter les commissions des sites spécialisés.

D’autres PME font appel à des freelances pour absorber des pics de commandes. C’est le cas de Camptocamp, un prestataire de services informatiques basé entre Lausanne et Chambéry. La société, qui compte actuellement 50 employés fixes, s’est créé un réseau d’indépendants en Espagne, en Italie et au Portugal et y recourt cinq à six fois par an. Les mandats peuvent durer de quelques dizaines à quelques centaines de jours.

La plupart du temps, l’expérience est couronnée de succès. «Le freelance a souvent un caractère d’entrepreneur. Il va éventuellement travailler beaucoup plus qu’un collaborateur fixe et avec une motivation très différente», remarque Luc Maurer, directeur et fondateur de Camptocamp. Par ailleurs, si la collaboration se passe mal, elle peut prendre fin du jour au lendemain, ce qui est impossible avec un employé régulier.

En outre, les tarifs des freelances étrangers battent nettement les prix helvétiques. «En Espagne et au Portugal on peut tabler sur 20% de moins, tandis que dans les pays de l’Est, comme la Roumanie, la Pologne, ou la République tchèque, où l’on trouve des ressources extrêmement performantes en informatique, les tarifs sont environ trois fois plus avantageux qu’en Suisse», illustre Luc Maurer. De quoi faire réfléchir plus d’un entrepreneur confronté à la concurrence sur le territoire suisse d’entreprises venant de pays limitrophes.

Pour l’heure, l’agence digitale Virtua basée à Etoy (VD) ne confie du travail à des freelances que lorsqu’elle a besoin d’une compétence dont ne disposent pas ses 82 employés. «C’est extrêmement rare, cela concerne moins de 2% de notre production, mais cela peut arriver pour de la rédaction de contenu très pointu, ou pour des traductions en russe ou dans certaines langues asiatiques», indique Jean-Bernard Germain, directeur de la production. Dans ces cas, il s’efforce de recruter ses mandataires par bouche-à-oreille plutôt que sur des sites. «C’est ce qui nous a donné les meilleurs résultats, et comme ça nous prenons moins de risques.»

Déjouer les obstacles

Les sites spécialisés ont mis en place des outils pour limiter les risques pour le client. Freelancer.com propose un système facultatif de paiement où le client dépose sur un compte la somme convenue avec le freelance. Celle-ci n’est libérée que lorsque le client est satisfait. Un système d’arbitrage existe également pour les cas de litige.

Chaque freelance fait aussi l’objet d’une évaluation. Les pourcentages des projets exécutés dans les temps et en respectant le budget, ainsi que son taux de réengagement figurent sur sa page. Le client lui donne des notes et fait part de ses commentaires. Le plus souvent, ils sont positifs : «Excellent travail! Je lui fournirai d’autres mandats», écrit ce Canadien qui confié l’amélioration du référencement de son site pour 250 dollars à un développeur web basé en Inde. Mais certains sont déçus. «Très mal écrit, avec de nombreuses erreurs grammaticales. Un gaspillage d’argent», résume au contraire cet Américain qui a investi 450 dollars dans un projet auprès de la même personne.

Difficile en effet d’éradiquer tous les risques. Les différences de langue, de culture ou de fuseau horaire, tout comme le fait de ne pas se trouver physiquement en contact avec le mandataire peuvent causer de gros problèmes de communication. De taille à faire capoter un projet, ou à impliquer un fort surcroît de travail pour les employés fixes devant récupérer en catastrophe un projet dont la qualité laisse à désirer.

«Au début, j’ai fait des mauvaises expériences, comme ce projet de plateforme immobilière sur le web pour plus de 150’000 francs qui est tombé à l’eau, raconte Steven Hori. Nous l’avions sous-traité à une société à l’étranger qui avait promis de l’exécuter en interne, mais l’a en fait sous-traité ailleurs. Au final, le code était inutilisable, un vrai fiasco!» L’analyste programmeur a tiré les leçons de l’affaire. Il teste toujours ses freelances avant de leur confier du travail et prévoit une grande marge entre le délai donné au mandataire et celui de livraison au client final.

La plupart des entreprises résolvent la problématique en mettant sur pied un suivi très serré. «Si l’on veut que ça marche, il faut un cahier des charges beaucoup plus précis que si le développeur se trouvait dans le bureau d’à côté, pointe Luc Maurer de Camptocamp. D’autre part, pendant le développement, il faut très constamment tester et valider l’évolution du travail.»

Mais d’autres entrepreneurs ne veulent surtout pas entendre parler de freelance. «C’est très marécageux comme relation», estime Fiorenzo de Palma, fondateur de Mediancer, une entreprise qui crée notamment des applications mobiles pour iPhone et iPad. Il a préféré mettre sur pied un partenariat sur le long terme avec une société tchèque, à la condition qu’elle ne sous-traite jamais ses commandes à des freelances. Il recourt à elle trois à cinq fois par année lorsqu’il doit absorber de plus gros volumes de travail. «Nous leur confions les projets plus simples et nous concentrons sur ceux à plus grande valeur ajoutée», précise-t-il.

Freelance ou pas, la tendance est bien là. Avec le développement d’internet, il est de plus en plus facile de collaborer avec des ressources à l’étranger, et avec la problématique actuelle du franc fort, les PME helvétiques auront de la peine à y résister.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.