Les reprises d’entreprises par des investisseurs de l’Empire du Milieu se développent en Suisse, notamment dans l’hôtellerie et l’horlogerie. Une tendance qui implique, de part et d’autre, des adaptations culturelles.
La vente du Baron Tavernier et de sa vue imprenable sur le Léman à un groupe d’investisseurs européens et chinois avait fait grand bruit début 2014. A l’image de ce complexe hôtelier, plusieurs marques horlogères ont été rachetées par des investisseurs chinois ces dernières années. On peut notamment citer Corum à La Chaux-de-Fond et Eterna à Granges, Milus à Bienne ou Emile Chouriet à Genève. Des rachats qui, bien sûr, offrent d’intéressantes perspectives en termes de débouchés à ces entreprises, mais qui impliquent également de s’adapter à une manière souvent différente de faire des affaires.
Fondateur de la marque horlogère genevoise Emile Chouriet, Jean Depéry a souhaité renforcer une coopération déjà existante avec le réseau de distribution Harmony World Watch Center (160 magasins en Chine), du groupe chinois Fiyta. Il a ainsi permis à ce dernier de devenir actionnaire majoritaire de l’entreprise début 2010. «La présence managériale chinoise est très discrète, on ressent davantage la volonté d’apprendre que d’imposer», souligne Jean Depéry. Selon lui, le but de Fiyta consiste à renforcer le statut de l’entreprise en tant que manufacture horlogère genevoise et indépendante. Pour ce faire, le management utilise en priorité le tissu industriel suisse afin de satisfaire les exigences légales du Swiss made.
L’arrivée du groupe chinois dans la manufacture, qui compte 26 employés, a impliqué l’injection de moyens financiers importants, notamment à travers l’achat d’un bâtiment industriel à Meyrin et l’investissement dans un stand de plus de 300 m2 à Baselworld. «Le choc des cultures se fait sentir sur le choix des designs de montres qui doivent satisfaire non seulement notre principal marché, la Chine, mais aussi soutenir nos ambitions mondiales», relève le CEO Patrick Jaton. Le design est réalisé à l’interne à Meyrin et chaque nouveauté ou croquis est commenté par une équipe vente et de marketing basée à Shenzhen. «Nous échangeons beaucoup sur nos avis respectifs et nos perceptions des marchés, ajoute-t-il. Il y a effectivement des différences culturelles, mais elles sont enrichissantes.» Une délocalisation complète serait-elle un jour envisageable? «Le savoir-faire horloger est quelque chose que l’on ne trouve qu’en Suisse, délocaliser est inconcevable, répond Jean Depéry. Le fait d’avoir un actionnaire étranger n’a aucune incidence en la matière.» Il ajoute qu’à ce jour la présence de la marque dans les magasins Harmony a permis de faire décoller les ventes.
De son côté, Corum se trouve aujourd’hui en mains du groupe Citychamp Watch & Jewellery (ancien China Haidian). La marque cherchait un partenaire expérimenté dans la fabrication de montres et la distribution, avec une vision de développement à long terme et une solide assise financière. La fondation Wunderman, précédent propriétaire, n’avait pas pour vocation d’investir davantage dans l’industrie horlogère. Aujourd’hui, deux membres du comité exécutif de Corum sont issus du siège de Citychamp Watch & Jewellery, à Hong Kong, et ont pour fonction d’aider dans la prise de décision collective, plus particulièrement dans divers aspects stratégiques. «Cependant, aucun changement n’est prévu dans le positionnement exclusif de notre marque, qui restera ancrée en Suisse, note la porte-parole du groupe, Marie-Alexandrine Leibowitch. Le groupe repreneur est conscient qu’une marque helvétique se verrait dépréciée si elle s’installait en Chine.» Par ailleurs, Citychamp Watch & Jewellery possède un portefeuille de marques diversifié, chacune disposant d’un positionnement propre, notamment dans l’entrée de gamme.
Les investisseurs chinois ne s’intéressent pas uniquement aux montres suisses. BT Gestion, une structure regroupant des investisseurs européens et chinois, a racheté début 2014 Le Baron Tavernier, à Chexbres. Malgré un emplacement privilégié au cœur du Lavaux, l’hôtel était déficitaire depuis de nombreuses années en raison d’un manque de fréquentation en hiver. BT Gestion est notamment actif à Hong Kong dans le domaine de l’immobilier et de l’hôtellerie de luxe et a eu, selon l’administrateur Abderrahim Zouhair, un coup de foudre pour l’établissement lors d’une visite. «Il s’agit d’un investissement sur le long terme», dit-il, sans préciser le montant de la transaction. BT Gestion souhaite réaliser des travaux d’agrandissement et de modernisation, pour lesquels il a déposé une demande d’autorisation. Il attend maintenant la validation du projet par les autorités locales et espère pouvoir débuter d’ici une année. L’hôtel devrait compter, à terme, une trentaine de chambres, soit une dizaine de plus qu’aujourd’hui. Cette extension viendra s’ajouter à une clinique privée créée il y a quelques mois. «L’objectif consiste à développer les affaires grâce notamment aux touristes chinois, mais aussi au tourisme médical et de bien-être en général», ajoute Abderrahim Zouhair. En ce qui concerne la gestion de l’hôtel au quotidien, le directeur Gaudenz Dorta, en place depuis octobre, ne voit, de son côté, aucun changement majeur en termes de culture d’entreprise pour l’instant.
Accord de libre-échange
Expert pour la région Asie chez Ernst & Young, Andreas Bodenmann observe, depuis peu, une présence de plus en plus marquée des investisseurs chinois sur le marché helvétique. «L’entrée en vigueur l’année dernière de l’accord de libre-échange entre la Suisse et la Chine a fortement facilité les acquisitions et les investissements entre ces deux pays», souligne-t-il. Dans la plupart des cas, les firmes chinoises achètent des PME suisses pour leur technologie ou parce qu’elles sont bien implantées sur le marché. En outre, selon cet expert, les investisseurs chinois ne touchent pas, dans un premier temps, les sociétés acquises. En revanche, dans un second temps, ils entreprennent des efforts pour transférer les technologies vers la Chine en les adaptant au marché chinois. «Il est difficile de se prononcer sur les conséquences à long terme, ajoute-t-il. Ce que l’on peut dire, néanmoins, c’est qu’actuellement les Chinois se comportent de manière relativement responsable et durable en Suisse. La plupart des entreprises concernées continuent de fonctionner comme avant la reprise.» A noter que les Chinois ne se contentent pas d’investir uniquement en Suisse: selon une étude récente du cabinet d’audit, les investissements chinois en Europe ont augmenté de 25% entre 2013 et 2014.
De son côté, Thomas Xia Hua, avocat chez CPV Partners à Genève et spécialiste en droit des affaires, notamment entre la Chine et la Suisse, souligne que les consommateurs chinois sont prêts à payer une plus-value pour des produits Swiss made. Le rachat d’une PME suisse peut donc représenter un investissement intéressant pour des acquéreurs chinois. «De manière générale, le label suisse confère à un produit ou à un service un gage de qualité, d’intégrité et de savoir-faire, dit-il. Toutefois, les investisseurs peuvent également être refroidis par les coûts de production élevés en Suisse, récemment accentués par la force du franc et par la difficulté à produire en volumes suffisants pour satisfaire le marché chinois.»
Dans la mesure où l’acquisition est motivée par la volonté de développer les activités de la société vers ce marché, l’acquéreur devra, dans la plupart des cas, adapter la capacité de production à l’échelle du géant asiatique. «La nouvelle direction donnée à l’entreprise peut alors avoir un impact important sur sa gestion», souligne l’avocat. Il est donc utile d’aborder rapidement les intentions de l’acquéreur quant au futur de la société, ainsi que la façon dont il entend mettre ses projets en œuvre, sans quoi les parties risquent de se retrouver face à des visions diamétralement opposées après l’acquisition.
Pour ce qui est des différences managériales, Thomas Xia Hua ajoute qu’elles sont «certainement très grandes, mais pas uniquement culturelles», contrairement à l’opinion répandue. Il mentionne l’exemple d’une récente acquisition d’une PME familiale suisse : l’acheteur, qui souhaitait rapidement simplifier le processus logistique, s’est heurté au fondateur désireux de défendre une façon de faire éprouvée qu’il estimait partie intégrante de son savoir-faire. «Dans ce cas, l’aspect culturel constitue un niveau de complexité supplémentaire, qui vient s’ajouter aux frictions inhérentes à l’acquisition, souligne l’avocat. La présence d’une personne maîtrisant les deux cultures peut alors faciliter la communication et clarifier les enjeux et volontés de chacun.» Il ajoute que, comme tout entrepreneur, un entrepreneur chinois n’a pas vocation à «sauver» une PME en difficulté, mais plutôt à se positionner sur des opportunités de croissance future. Dans cette optique, une société qui affronte des ennuis financiers peut tout aussi bien constituer une bonne affaire qu’une entreprise financièrement saine.
Un bon raccourci
La présence d’actionnaires chinois dans une PME suisse peut donc offrir un meilleur accès au marché chinois. Mais la concrétisation de cette perspective dépend de nombreux facteurs comme la faculté de l’entreprise helvétique à adapter ses produits, le contrôle de la chaîne de distribution ou l’approbation des autorités locales. «L’activité existante de l’investisseur chinois sera importante afin de déterminer si des synergies intéressantes peuvent être créées», conclut Thomas Xia Hua.
Par la passé, la Suisse ne constituait pas un marché prioritaire de rachat par rapport à d’autres pays européens. Mais l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange entre les deux pays en 2014 représente un tournant, selon Yafei Zhang, avocat spécialiste du droit des sociétés chez Picot, Street & Associés à Genève. «Le tourisme et l’horlogerie attirent de plus en plus l’intérêt des investisseurs chinois, comme le montre le rachat du Baron Tavernier ou de Corum ou Milus», souligne l’avocat, qui assiste notamment des sociétés chinoises dans leurs projets d’investissements en Suisse. Concernant une possible délocalisation, il n’existe, selon lui, aucun risque pour les PME suisses, du moins dans ces deux secteurs: «Le but du rachat du Baron Tavernier est de faire venir des touristes chinois dans un endroit unique au monde. Et, dans l’horlogerie, l’entrepreneur chinois doit respecter la règle d’or du 60% fabriqué en Suisse pour préserver la valeur intrinsèque des marques.»
Au final, pour les PME suisses, de telles opérations représentent un bon raccourci pour atteindre le marché chinois. La Chine reste, selon l’avocat, une «grande marmite économique». Et une entreprise suisse ne peut y accéder sans fonds solides ou technologie de pointe. «Mais les résultats seront affectés par d’autres facteurs, tels que le prix de vente ou la célébrité des marques, par exemple», ajoute Yafei Zhang. Pour ce qui est des différences culturelles ou de management, il souligne qu’elles peuvent se révéler énormes, mais que, comme ces sociétés se trouvent en territoire helvétique, il appartient à l’acheteur chinois de s’adapter à la culture et aux moyens de gestion suisses, et non le contraire. Néanmoins, il convient bien sûr d’adopter une vision «multilatérale» plutôt que d’exclure tout facteur culturel étranger, «ce qui reste valable aussi bien pour les Chinois que pour les Suisses».
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.