LATITUDES

«Nous voulons rendre le futur tangible»

Frank Rinderknecht, CEO de la société suisse de «concept-cars» Rinspeed, se vend comme un marchand d’émotions. Ses créations sont une sorte de vision du futur concrétisée dans le présent.

Rêveur ou artiste automobile? Difficile de définir Frank M. Rinderknecht. Il est en tout cas reconnu dans le milieu automobile pour ses talents de créateur. Fondée en 1977, sa société Rinspeed conçoit aujourd’hui des «concept-cars» en collaboration avec les meilleurs fournisseurs du secteur. Leurs équipements high-tech sont assemblés par la firme autour d’une idée originale pour créer un ensemble cohérent, une sorte de vitrine de l’innovation automobile. Résultat: des véhicules futuristes qui deviendront probablement les voitures de demain.

De quelle manière un «concept-car» est-il conçu, de l’idée originelle jusqu’à la fabrication?

Frank Rinderknecht: Le but de la conception d’un tel objet est de susciter du désir et de l’émotion. Les gens achètent les produits Apple non pas seulement pour leur qualité, qui n’est pas supérieure à celle de la concurrence, mais parce que ce sont des objets désirables. Il s’agit d’un acte purement émotionnel et irraisonné. Voilà le maître mot qu’un «concept car» doit susciter: la convoitise. Pour y parvenir, nous tentons de transformer une vision du futur en un objet tangible et réel. Le «concept-car» commence donc toujours par une histoire qui répondra à cette vision. Une bonne histoire touche les gens, provoque des émotions. Elle constituera le squelette de la conception. Par exemple, la Rinspeed sQuba a été conçue dans l’idée de réaliser une voiture amphibie. Une fois l’histoire écrite, on peut se mettre à assembler les composants de l’objet.

C’est à partir de là que vous choisissez vos partenaires pour concevoir les différents éléments du véhicule?

Tout à fait. A chaque «concept-car» correspond son lot de fournisseurs qui dépend de son histoire et de ses besoins. Rinspeed fournit la plate-forme qui offre aux fournisseurs une base pour exposer le meilleur de leur technologie. Nous travaillons donc toujours avec les entreprises les plus innovantes dans leurs domaines d’expertise. Evidemment, les fournisseurs acceptent le partenariat si la stratégie de communication du «concept-car» leur correspond.

Est-ce le cas des fournisseurs automobiles suisses?

Sur la scène helvétique d’équipementiers automobiles, seuls Georg Fischer pour la conception du support de l’écran central, Weidplas pour les panneaux lumineux et Sika pour la fabrication d’adhésifs et de joints ont collaboré avec nous lors de la création du Rinspeed XchangE.

Justement, quelle est l’histoire du «concept-car» XchangE?

Il s’agit d’une voiture qui roule de manière autonome, c’est-à-dire sans chauffeur. Cette technologie est récente mais pas absolument nouvelle. Google, BMW et bien d’autres constructeurs la développent déjà et nous l’avions aussi utilisée pour la sQuba. Cette fois, notre vision s’est projetée au-delà, vers une conception plus holistique de la conduite automatisée. Que désire le chauffeur lorsqu’il n’a plus à conduire? Certainement pas de s’encombrer avec un volant inutile. Il préfère de l’espace et utiliser le temps du voyage à bon escient pour travailler ou se divertir. C’est à partir de ce constat que nous avons revisité et transformé la notion d’habitacle. Par exemple, le volant, créé par TRW, se déplace au centre de l’habitacle pour libérer l’espace. Les sièges sont modulables dans près de 20 positions différentes grâce à la technologie du fabricant allemand de prothèse Otto Bock Mobility Solutions. La configuration idéale se rapproche de celle d’un salon qui permet de profiter pleinement du système audiovisuel haute technologie mis au point par l’américain Harman. La notion de parcours en voiture est ainsi redéfinie, elle devient un but en soi.

Vous avancez que les voitures sans chauffeur ne sont pas une nouvelle technologie. Elles semblent en effet tout à fait fonctionnelles sur les autoroutes. Pourquoi ne les voit-on pas arriver déjà sur le marché?

Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, la technologie pose des problèmes légaux. Il est illusoire de penser que cette technologie ne fera aucune erreur. Par conséquent, qui sera responsable en cas d’accident et qui paiera les assurances? Très vraisemblablement, ce sera le fabricant. Un changement de paradigme légal est donc nécessaire. De plus, les erreurs humaines sont généralement acceptées. Une telle tolérance n’existe pas pour les machines. Je ne pense donc pas que les gens soient encore prêts.

Finalement, d’un point de vue pratique, cette technologie est efficace sur les autoroutes, mais sa fiabilité décroît dans des environnements imprévisibles. Les systèmes de lasers, de capteurs et de radars sont encore incapables de traiter la masse d’informations présente dans le trafic en milieu urbain. L’être humain, quant à lui, répond à ces stimuli de manière intuitive. Prenez l’exemple d’une personne âgée qui hésite à s’engager sur un passage piéton. Sa démarche, ses gestes ou son regard attirent l’attention du chauffeur qui adapte sa conduite en conséquence. Un ordinateur est encore loin de pouvoir interpréter une situation pareille. C’est pour cette raison que je refuse l’appellation d’«intelligence artificielle». L’intelligence intuitive humaine fait défaut au raisonnement logique et binaire des machines.

Quand pensez-vous que ces limitations technologiques vont être dépassées?

Je donne quinze ou vingt ans à Google pour concevoir des systèmes suffisamment performants pour investir le marché. Mais pour réaliser des véhicules sûrs, ils seront contraints de collaborer avec les fabricants automobiles dont l’expérience en matière de sécurité routière me paraît indispensable. Conduire une voiture autonome conçue uniquement avec des produits Google compatibles comportera à mon avis des risques. Google devra donc changer de stratégie, et se rendre compte que garder une volonté de mainmise sur le marché sera contreproductif.

Pour quelles raisons avoir choisi la Tesla Model S comme plateforme de base pour concevoir la XchangE?

Nous avions deux contraintes pour la création de ce «concept-car». D’une part, elle devait être électrique. D’autre part, il nous fallait disposer d’un habitacle muni d’un plancher plat, afin qu’il puisse accueillir les sièges amovibles. La Tesla Model S était la seule voiture électrique existante sur le marché qui remplissait ces deux conditions.

Sous quelle forme se décline votre partenariat avec Tesla?

Nous avons décidé d’acheter un véhicule afin de garder une indépendance face à la marque. Nous avons ainsi pu librement modifier le design et l’habitacle à notre guise sans devoir rendre des comptes au constructeur. Au contraire de l’habitacle, le moteur électrique est d’origine.

Imaginez-vous la voiture verte s’imposer face aux autres types de véhicules dans le futur?

J’en suis convaincu. Nous y sommes contraints. Entre l’Europe et les Etats-Unis, il existe aujourd’hui environ 600 voitures pour 1’000 personnes. Si le reste du monde faisait de même, le volume global de véhicules serait multiplié par dix. Le futur de l’automobile doit donc passer par les énergies renouvelables. Je le vois comme une responsabilité sociale, pour ma fille et mes petits-enfants. Mais le changement ne se fera pas sans douleur.

Pensez-vous commercialiser le XchangE?

Non, aucune de nos créations n’est vouée à être commercialisée. Mais il est fréquent qu’un fabricant en reprenne l’idée. Pour ses voitures autonomes, Mercedes-Benz s’inspire déjà des habitacles du XchangE. Autre exemple: il y a quelques années, nous avions imaginé munir les volants de boutons pour contrôler certaines fonctions du véhicule afin de faciliter l’ergonomie et privilégier la sécurité. Aujourd’hui, la majorité des voitures possède ce type de système. C’est une bonne preuve que nos idées sont bonnes.

Ne déposez-vous pas de brevets pour protéger vos créations?

Non, les brevets n’existent pas pour les créations qui combinent et intègrent plusieurs technologies existantes en une idée novatrice. Et en plus d’être onéreux au niveau international, rivaliser au tribunal avec les grandes compagnies qui plagient vos créations est souvent financièrement difficile à assumer.

Sans commercialisation ni brevets, quelles sont vos sources de revenu?

Les équipementiers ont tout avantage à exposer leurs dernières avancées en matière de technologie et d’innovation – celles qui ne sont pas encore disponibles sur le marché automobile. Mais comme ils travaillent généralement avec différents constructeurs, ils ne peuvent se permettre de collaborer avec l’un d’eux plutôt que les autres. Ce serait de la concurrence déloyale. Nos «concept-cars» représentent une plate-forme totalement neutre qui leur offre cette possibilité. Après avoir proposé l’histoire du véhicule, chaque partenaire en développe une partie. Nous recevons ensuite le financement et la technologie pour organiser, synchroniser et assembler les différents éléments. Le véhicule qui en résulte est une sorte de vitrine de la technologie de dernière génération.

De tels partenariats s’apparentent un peu à du «sponsoring»…

Je n’utilise pas ce terme, ni celui de «consulting», car ils sous-entendent un processus quelque peu unidirectionnel. Dans le cas du sponsoring, l’un des partenaires finance et l’autre affiche simplement la marque. Quant au «consulting», l’un vend ses conseils à l’autre. Dans notre cas, je préfère parler de «sparring-partners». Un peu comme en boxe, chacun a besoin de l’autre pour s’améliorer. Nos partenariats sont de véritables échanges collaboratifs de savoir-faire.

En quoi Rinspeed se démarque-t-il des autres créateurs de «concept-car»?

Nous sommes les seuls créateurs au niveau international qui ne se contentent pas de modifier le design mais prodiguent au véhicule une «plus-value» sous forme de nouvelles fonctionnalités. Avec autant de bonnes histoires, nos idées et notre savoir-faire sont aujourd’hui reconnus au niveau international dans le secteur automobile. Nous avons un nom, l’expérience et la crédibilité. Mais cela a pris des décennies.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine.