KAPITAL

Le vin suisse vit sa transformation digitale

Start-up de vente en ligne, applications mobiles: l’industrie romande du vin prend le virage du numérique. Mais les vignerons peinent encore à se promouvoir sur le web et les réseaux sociaux.

L’internaute est accueilli par deux photos noir-blanc de feuilles de vignes aux nervures délicates. Une simple bande noire au bas de la page permet d’accéder à un historique du domaine, à une description de ses vins, à un magasin en ligne et d’organiser une visite de la cave. Sobre et classieux, le site des Frères Dutruy, à Founex (VD), dégage une impression de luxe tranquille. Changement d’ambiance à la Cave Ardévaz de Chamoson (VS). Son portail est orné d’une photo de la famille Boven au grand complet, tout sourire. Ici aussi, on peut acheter une bouteille en quelques clics, voir les récompenses obtenues par le domaine ou consulter les horaires de la cave.

Mais les Dutruy et les Boven sont une espèce rare parmi les vignerons suisses. La plupart ont une stratégie digitale minimaliste, voire inexistante. Beaucoup de portails internet sont «en construction», n’ont pas été mis à jour depuis belle lurette ou omettent de mentionner des détails cruciaux, comme l’adresse du domaine. Résultat, seul 2% du vin helvétique s’écoule en ligne, contre 12% en France et 15% en Grande-Bretagne. «Nous avons beaucoup de petits producteurs en Suisse, qui fonctionnent avec une équipe réduite de deux à cinq personnes, explique Sébastien Fabbi, le directeur de Swiss Wine Promotion. Ils sont à la fois à la vigne et à la cave et n’ont donc pas le temps de développer une stratégie numérique.»

Un e-shop leur donnerait pourtant la possibilité d’échapper à l’emprise des supermarchés, qui prennent des commissions et font pression sur les prix. A eux seuls, Coop et Denner monopolisent 50% des ventes de vins en Suisse. Cela leur permettrait également de mieux contrôler leur image. «Lorsqu’on tape sur internet le nom d’un domaine qui n’a pas de site, on tombe sur des commentaires des consommateurs ou sur des portails de discounteurs, deux éléments sur lesquels le vigneron n’a aucune emprise», note Evelyne Resnick, qui a cofondé l’agence de marketing du vin Resmo et enseigne à la School of Wine & Spirits Business de Dijon. Avec une présence sur les réseaux sociaux, ils pourraient aussi toucher un nouveau public, notamment parmi les gens qui n’ont pas l’habitude de boire du vin ou les 25 à 35 ans, une génération constamment connectée qui adore l’interactivité.

Mais la solution ne viendra pas forcément des vignerons eux-mêmes. «En Californie, la présence dans un même espace géographique du cluster technologique de la Silicon Valley, de l’Université Davis, qui propose de nombreuses formations liés au vin et des vignobles de Napa et Sonoma, a fait émerger une série de start-up dédiées à la promotion et à la vente du vin en ligne», fait-elle remarquer. La région du bordelais connaît une situation similaire, avec la présence du pôle technologique aquitain, de l’Institut des sciences de la vigne et du vin de Bordeaux et de la plus importante région vinicole de France. «Cela a donné naissance à un groupe appelé 33entrepreneurs, parmi lesquels on trouve une start-up qui cartographie les domaines viticoles à l’aide de drones ou une autre qui permet de réserver des visites de caves en ligne», relève-t-elle.

Ce même bouillon créatif existe aussi en Suisse, que l’on songe à la proximité de l’EPFL et du Lavaux, ou à celle du parc technologique de Sierre et des vignobles valaisans. Une poignée de start-up suisses consacrées au vin a d’ailleurs déjà vu le jour. «Fondé en 2011, Swiss Wine Selection, qui propose une vaste gamme de vins suisses sur un portail unique, a fait office de pionnier, raconte Sébastien Fabbi. Il a été suivi par d’autre sites, comme Wineswiss.ch, Weinlandschweiz.ch ou Swisswinedirectory.ch, qui ont pour but de faire découvrir les vignobles helvétiques.»

«Shazam» du vin

ProVino, une start-up vaudoise créée en 2012 par deux ex-étudiants en économie avec des racines dans le monde agricole, se concentre pour sa part sur la vente. Elle travaille avec 220 domaines familiaux romands. «Nous proposons 2500 vins, livrés par le vigneron lui-même au prix de la cave», indique Landry Pahud, l’un des deux fondateurs. Les consommateurs apprécient de pouvoir faire leurs courses depuis leur canapé et de panacher leur commande avec les vins de différents domaines. «Cela leur évite de se déplacer jusqu’à une cave pour acheter une seule bouteille», relève-t-il. Sachant que 50% de la clientèle et 75% des revenus de ProVino proviennent de Suisse alémanique, la question de la distance est loin d’être anecdotique. La start-up a également ouvert un bar à vin à Echallens qui vend les créations des vignerons avec lesquels elle collabore.

Parmi les sites qui fonctionnent comme un caviste en ligne, il faudrait encore citer Swisswinesandmore.ch, qui permet de retrouver et de commander un vin grâce à son nom, son producteur ou sa région d’origine, ou Qwine.ch, qui ne met qu’un seul vin en vente par jour. Mi-mars, il proposait par exemple un Cahors Château Haut-Monplaisir de 2011, pour 69 francs les trois bouteilles.

Il existe aussi une poignée d’applications pour smartphones, comme Numberwines. Sorte de «Shazam du vin», cette dernière permet de prendre en photo l’étiquette d’une bouteille, puis d’obtenir son nom et toute une série d’informations à son sujet. Et de le commander en trois clics. «Nous avons une base de données comprenant 2000 vins issus de 170 vignerons, dont 15 à 20% sont suisses», note Lucie de Palma, sa responsable marketing. L’app fonctionne également comme «un bloc-notes des vins préférés» de l’utilisateur et permet de voir ce que les autres clients ont commandé. Elle prend tout son sens en Suisse, qui concentre plus de 100 cépages sur un territoire viticole cinq fois plus petit que celui des Côtes du Rhône. «Le consommateur a besoin d’un guide», glisse-t-elle.

Certaines plateformes cherchent à aller plus loin encore, à l’image de Wiine.me. Créée par deux Genevois en juillet 2013, elle propose un abonnement pour recevoir deux ou trois bouteilles par mois sélectionnées par une équipe de sommeliers. «Nous choisissons à chaque fois une thématique, comme les vins naturels ou ceux issus d’une région ou d’un cépage particulier, relève Timothee Bardet, l’un de ses co-fondateurs. Deux fois par an, nous proposons une sélection entièrement suisse.» En février dernier, les vins genevois étaient à l’honneur. En août 2014, le choix portait sur ceux d’Argovie et du canton de Vaud.

Wiine.me a déjà plus de 1000 abonnés, répartis dans neuf pays européens. Les vins sont à 90% issus du Vieux Continent. «Nous privilégions les petits producteurs, pour faire découvrir aux gens des vins qu’on ne trouve pas dans tous les supermarchés», souligne Timothee Bardet. L’abonnement donne également accès à une série de mini-tutoriels en ligne, de quatre à six minutes chacun. «L’idée, c’est que chacun puisse devenir un connaisseur en moins d’une année, tout en évitant le snobisme et les mots compliqués normalement rattachés à l’apprentissage du vin», détaille-t-il. Wiine.me multiplie en outre les évènements (dégustations dans des lieux insolites, salon du champagne à Genève) et publie abondamment au sujet des vins qu’il propose sur les réseaux sociaux. Les abonnés peuvent aussi se faire des amis en ligne et comparer avec eux les notes prises sur certains vins.

Stratégie ciblée

Reste que, pour les vignerons helvétiques, les nouvelles technologies ne sont pas forcément une nécessité. La plupart n’ont pas besoin de conquérir de nouveaux marchés. «Tout le vin produit en Suisse est consommé sur place, indique Sébastien Fabbi. Il ne suffit même pas à couvrir la demande locale.» Les exportations stagnent à 1% depuis 15 ans. «Certains petits domaines vendent toute leur production annuelle en trois mois, relève Lucie de Palma. Ils n’ont pas besoin de site internet ou de e-shop.»

Les vins suisses ne sont pas non plus compétitifs à l’international. «Ils sont chers mais ne bénéficient pas du prestige rattaché à leurs homologues français», souligne Damien Wilson, le directeur du master en commerce vinicole de la School of Wine & Spirits Business de Dijon. Sébastien Fabbi se souvient d’une récolte particulièrement abondante de Chasselas, il y a dix ans, qui avait fini chez le discounter Aldi en Allemagne.

Mais les domaines suisses ne doivent pas pour autant bouder la toile. Il leur faut au contraire une stratégie digitale ciblée. «Les vignerons, surtout les petits producteurs, doivent identifier les consommateurs intéressés par leur produit et axer leur communication sur ceux-ci, dit Damien Wilson. Pour cela, il faut récolter un maximum de données de clients. Quand ont-ils acheté du vin? Avec quelle fréquence? Combien de bouteilles? Quels autres vins achètent-ils?» On peut alors les contacter au bon moment avec l’offre qui a le plus de chances de les séduire. «Les leaders d’opinion, comme les bloggeurs, peuvent aussi exercer une grande influence et devenir les meilleurs ambassadeurs d’une marque», ajoute-t-il. Un petit mot pour les remercier d’avoir mentionné son vin ou une invitation à venir le déguster peuvent avoir des effets spectaculaires.
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PORTRAITS

«Au lieu d’attendre que les clients viennent à moi, je vais les chercher»

Site internet, newsletter, Facebook, Instagram: Ghislaine Crittin, directrice de la Cave du Vieux Pressoir, à Chamoson, mise sur les outils digitaux.

Fille de vigneron, Ghislaine Crittin évolue dans le monde du vin depuis l’enfance. Mais cette Valaisanne de 33 ans a commencé par s’en détourner. «Je n’ai longtemps pas voulu entendre parler de la vigne, raconte-t-elle. Ce n’est que lorsque mon père a commencé à prendre de l’âge et s’est retrouvé sans relève que j’ai décidé de tenter l’expérience.» En 2008, elle produit son premier millésime. Le choix raisonné devient très vite une passion.

Forte d’un diplôme en tourisme et marketing, elle décide de développer également la présence en ligne de la Cave du Vieux Pressoir de Chamoson. Elle commence par un site et une newsletter envoyée à ses clients tous les deux ou trois mois pour les informer des foires auxquelles elle participe et des étapes de la vigne. «Les gens apprécient de recevoir des nouvelles, dit-elle. Ils ont l’impression de participer à la vie de la cave.»

Elle se dote ensuite d’une page Facebook et d’un compte Instagram. «Je vois cela comme un moyen de rester en contact avec les clients, dit-elle. Au lieu d’attendre qu’ils viennent à moi, je vais les chercher.» Cela a un effet direct sur les ventes, dont 5 à 10% passent désormais par la toile. «J’ai reçu récemment une commande de la part d’un Genevois qui a découvert mes vins sur internet», détaille-t-elle.

Il y a quelques semaines, elle a lancé un concours: les participants sont appelés à se prendre en photo avec l’une de ses bouteilles dans un lieu insolite. Les meilleurs gagneront du vin et les photos seront exposées dans le cadre des Caves ouvertes.
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«J’ai eu mon premier PC en 1984»

La famille Massy, du domaine du même nom à Epesses, veut toucher les jeunes via les réseaux sociaux.

Chez les Massy, le vin se pratique en famille. Sa promotion également. C’est le père Luc, lui-même vigneron de troisième génération, qui a mis sur pied le site très complet et en trois langues (français, anglais, allemand) du domaine Massy, à Epesses. Globe-trotter dans l’âme, il a repris le domaine à son père en 1993, après avoir fréquenté les vignobles de Californie et d’Australie, expérimenté avec l’enzymage du vin au Maroc et en Argentine et traversé l’Atlantique à la voile.

«J’ai eu mon premier PC en 1984, se souvient-il. Ce n’était pas très courant à l’époque. Je l’utilisais pour ma comptabilité.» Il est donc venu tout naturellement au web, qu’il voit comme «un nouveau canal de communication, en plus des rencontres à la cave, des foires et des envois postaux». Il a aussi participé en juin dernier à la plateforme Qwine, qui propose un vin par jour, à un prix spécial.

Ses deux fils, Gregory et Benjamin, s’occupent de la page Facebook du domaine et de son compte Instagram. «J’essaye de poster au moins une fois par semaine, note Gregory Massy. Ce sont les photos qui marchent le mieux.» Il y donne des nouvelles, comme les 89+ points accordés récemment à un vin Massy par le célèbre critique américain Robert Parker, publie des photos de la cave ou du Lavaux et annonce les dégustations.

«Le but est de toucher une clientèle qui va au-delà de nos habitués, des gens qui ne connaissent pas encore le domaine ou des nouveaux buveurs de vin, relève Grégory Massy. Comme beaucoup de jeunes consultent le web depuis leur smartphone, il était important pour nous d’être présents sur les réseaux sociaux.»
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ENCADRE

Le modèle américain

Aux Etats-Unis, le vin a envahi la toile depuis plusieurs années déjà. Le site Bottlerocket permet par exemple de choisir une bouteille en fonction du repas qui va l’accompagner, de la personne à qui on l’offre ou de l’évènement lors duquel elle sera bue. SommPicks propose une liste de vins choisis par les meilleurs sommeliers du pays. WineBid et The Wine Commune se positionnent comme des eBay du vin: les internautes peuvent acheter leurs vins préférés aux enchères. Les apps ne manquent pas non plus. Delectable et Drync fonctionnent comme un réseau social, où les amateurs peuvent lire et échanger des commentaires sur leurs breuvages préférés. Cor.kz Wine Info et CellarTracker facilitent l’organisation de la cave de l’utilisateur. Plonk et Wine Simplified permettent d’en apprendre plus sur les variétés de raisins ou les caractéristiques de différents cépages. Raisinable, enfin, permet de comparer le prix d’un vin au restaurant avec celui pratiqué par les supermarchés. L’Europe n’est pas de reste, ainsi qu’en témoignent les réseaux sociaux danois Vivino ou français Les Grappes. Le premier répertorie plus de trois millions de vins et compte 6,8 millions d’usagers.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.