KAPITAL

Entreprendre, une affaire de famille

Les parents possèdent une société, les enfants deviennent entrepreneurs: dans certains foyers, la soif de créer se transmet de génération en génération. Zoom sur les dynasties romandes de l’entrepreneuriat.

«Une grande partie de mes souvenirs d’enfance sont liés à la fabrique familiale, raconte Stéphanie Cornu-Santos. Dès le moment où j’ai réalisé que mon père en était le chef, je n’ai plus pu imaginer un autre métier que directrice d’entreprise. J’ai observé au quotidien l’indépendance, les responsabilités, la motivation pour de nouveaux projets, le travail qui fait partie de la vie et qu’on ne le laisse pas dans un bureau à 17h30.»

La fille de Paul-André Cornu, directeur retraité de la société de boulangerie fine Cornu, a décidé de lancer son propre projet. Son entreprise de soins à domicile, La Solution, est l’une des plus belles success stories vaudoises de ces dernières années et compte 180 employés après cinq ans d’existence seulement. «Rester dans l’entreprise familiale, où j’ai d’ailleurs travaillé pendant sept ans, aurait évidemment constitué l’option la plus confortable, poursuit-elle. Mais je suis une aventurière. J’avais besoin de construire par moi-même. Et puis je n’ai pas suivi de formation de boulangère, alors que mes deux frères Marc-André et Paul-Henri, qui dirigent Cornu aujourd’hui, ont perpétué cet héritage.»

Stéphanie Cornu-Santos en est certaine: elle a la fibre entrepreneuriale dans le sang. D’ailleurs sa nièce, Laura Dova, qui a grandi au Tessin, est à la tête d’une société d’organisation de mariages qui rencontre un joli succès.

La famille Cornu est loin d’être un cas isolé en Suisse romande. Deux des enfants de Daniel Borel, le fondateur de Logitech, ont par exemple lancé des start-up en Californie. Autre illustration du phénomène: Lea et Teo Borschberg, les enfants de l’instigateur de Solar Impulse André Borschberg, ont respectivement créé un bar et une société de toilettes écologiques.

«La quasi-totalité des entrepreneurs ont un modèle dans leur entourage proche, constate Pascal Bourgier, coach de l’association de soutien au start-up Genilem. Il ne s’agit pas nécessairement d’un parent. Cela peut être une sœur, un cousin ou un ami.» Pour le spécialiste, ces exemples qui exercent une «pression positive» en donnant envie de relever un défi similaire, jouent un rôle central, bien plus important que ceux de stars de l’entrepreneuriat omniprésentes dans les médias comme Bill Gates ou Mark Zuckerberg. «Je ne pense pas que l’admiration pour ces parcours hors du commun pousse les gens à franchir le pas.»

Moins peur d’échouer

La place de ces modèles prend tout son sens lorsque l’on aborde la question de l’échec, l’une des principales peurs des jeunes entrepreneurs. Avoir vécu au quotidien les hauts et les bas de l’entreprise familiale constitue un atout de taille. «J’ai appris le goût du risque, raconte Guillaume Morand, le fondateur des magasins de chaussures Pomp It Up. Mon père, dont l’entreprise évoluait dans une industrie en crise, la chimie, a toujours foncé sans craindre les revers, même lorsqu’il a dû revendre sa société.» Raphaël H. Cohen, directeur académique du diplôme en Entrepreneurship et Business Development à HEC Genève, souligne que l’échec reste encore trop stigmatisé en Suisse, contrairement à d’autres pays comme les Etats-Unis, même si les mentalités tendent à évoluer. «Avoir confiance en sa capacité à rebondir et à surmonter les écueils est indispensable.»

Un autre phénomène participe à l’émergence de nouvelles entreprises parmi les descendants de propriétaires de PME. Aujourd’hui, reprendre l’affaire de ses parents n’est plus une obligation. Les transmissions à des tiers sont toujours plus courantes. En 2013, en Suisse, seules 41% des successions s’effectuaient au sein de la famille, selon une étude de Credit Suisse. Dans les années 1960, cette proportion s’élevait à 60% environ. «La pression pour perpétuer la tradition familiale diminue, indique Antoine Praz, le directeur d’Horizon Corporate Finance, un bureau de conseil spécialisé dans les transmissions d’entreprises. Les attentes des parents sont moins fortes que par le passé. Et même si une majorité aimerait que l’entreprise reste dans la famille, ils laissent leurs enfants plus libres. La composante affective de ces successions représente une contrainte supplémentaire. Il y a parfois des jalousies ou de la compétition entre les membres de la famille, sans compter l’aspect financier et les éventuelles indemnisations de ceux qui renoncent à leur part.»

En parallèle, l’attitude vis-à-vis des start-up a changé. «Depuis le début des années 2000, le discours a fortement évolué, notamment dans les médias, indique Raphaël H. Cohen. On encourage maintenant beaucoup plus l’esprit d’entreprise. Le désir d’être son propre chef et de créer un projet est devenu un phénomène sociétal.» Les cours d’entrepreneuriat et les structures de soutien aux start-up se sont d’ailleurs multipliés en Suisse romande. Et la tendance se traduit dans les statistiques: le site startups.ch a recensé 41’588 nouvelles inscriptions au registre du commerce en 2014. Ce nombre, un record, représente une hausse de 1,9% par rapport à 2013.

Le poids du nom

Mais lancer une société lorsque l’on vient d’une famille d’entrepreneurs, n’est-ce pas lourd à porter? «Lorsque d’autres membres de la famille ont réussi, la pression peut être encore plus grande», concède Pascal Bourgier, de Genilem. Porter un nom connu dans une région, être affublé d’une étiquette de «fils de» ou «fille de» n’est pas toujours facile à assumer. Les enfants d’André Borschberg (témoignage en encadré), indiquent tous deux avoir voulu se démarquer de cet héritage.

Stéphanie Cornu-Santos, la directrice de La Solution, dit avoir surtout été ennuyée par son nom à l’adolescence. «Aujourd’hui je le considère vraiment comme un plus. Pour les démarches officielles, pour se constituer un réseau et consolider une entreprise qui a grandi très vite, cela donne une certaine assise.» Le réseau est essentiel, abonde Véronique Kämpfen, directrice de la communication de la Fédération des entreprises romandes Genève. «Si le directeur d’une entreprise bien établie porte le même nom, cela aide forcément pour faire connaître ses produits et ses services. Sur le plan financier, le nom aidera peut-être à décrocher un rendez-vous dans une banque. Même si lorsqu’il s’agit de prêter, les institutions financières se concentrent très froidement sur les chiffres.»

Avoir des personnes à la tête d’une société dans son entourage, cela permet aussi de côtoyer des interlocuteurs avec lesquels partager ses préoccupations, parler stratégie d’égal à égal et échanger de bons conseils pour trouver une fiduciaire ou un avocat. Autant de précieux avantages pour faire avancer un projet entrepreneurial. «Nous nous entendons tous bien et je sais que je peux compter sur mon père et sur mes frères, indique Stéphanie Cornu-Santos. Je ne vois que du positif dans le fait de venir d’une famille d’entrepreneurs.»
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«Nous sommes entrepreneurs depuis cinq générations»

Chez les Morand, le virus de l’entrepreneuriat a contaminé toute la famille. Guillaume est le fondateur des magasins de chaussures Pomp It Up et Pompes funèbres, douze enseignes dans toute la Suisse et 80 employés. Geneviève, aujourd’hui active dans la formation, se trouve à l’origine du réseau d’entrepreneurs Rézonance et de l’espace de coworking La Muse. Quand à Babette, elle a lancé les boutiques de vêtements Maniak. «Nous sommes trois sœurs et deux frères et avons tous fondé une entreprise au cours de notre carrière, raconte Geneviève Morand. Dans la famille, nous sommes entrepreneurs depuis cinq générations.»

Les aïeuls étaient actifs dans l’agriculture et les chemins de fer. Mais c’est surtout la personnalité du père, aujourd’hui décédé, qui est évoquée. Docteur en chimie, il avait fondé une société de lyophilisation à Lausanne. «Mon père a été indépendant toute sa vie. Depuis tout jeunes, nous allions dans son usine. C’est ancré en nous, raconte Guillaume Morand, qui a étudié à HEC et travaillé pour une multinationale avant de se lancer. Il ne nous a jamais poussés, mais il était content que nous ayons chacun notre business respectif.» Et reprendre l’entreprise familiale? «Il n’a jamais été question que j’aille dans sa branche. Je voyais que les conditions dans l’industrie étaient très dures et cela ne m’a pas vraiment fait envie.»

«La liberté, l’indépendance, aller au bout de soi-même, transmettre de la valeur: j’ai vu ce que l’entrepreneuriat avait de génial, explique Geneviève Morand, qui a travaillé 15 ans dans l’audiovisuel avant de créé sa société. Mais j’ai aussi vu la solitude du patron. Au final, tout ce que j’ai créé vise à briser cet isolement.»

«En Chine, personne ne connaît mon père»

Ela et Teo, les enfants du co-fondateur de Solar Impulse André Borschberg, ont suivi les pas de leur père et créé chacun leur propre société. Il y a un an, Ela Borschberg, 32 ans, a lancé avec deux collègues un «bistrot communautaire» à Lausanne, baptisé «Ta Cave» et financé par crowdfunding. De son côté, Teo Borschberg, 25 ans, a récemment vendu sa start-up d’urinoirs écologiques GoodMedia, qu’il avait fondée en 2013 à Shanghai, et travaille déjà à la création d’une nouvelle entreprise.

Motivés par le parcours paternel, tous deux racontent que l’envie de se lancer leur est venue naturellement. «Mon père a toujours cherché de nouveaux défis, explique Ela Borschberg. Nous avons baigné dès l’enfance dans une ambiance créative. Imaginer mon propre projet est apparu comme une évidence.» «Il ne nous a pas poussés à devenir entrepreneur à tout prix, mais nous a toujours soutenus, raconte pour sa part Teo Borschberg. Il m’a transmis le goût du challenge. Ce style de vie, et les responsabilités qu’il implique, me stimulent énormément.»

Au-delà de l’inspiration familiale, les initiatives des enfants Borschberg se rejoignent sur un autre point: l’envie de se détacher de la notoriété de leur patronyme. «En Chine, personne ne connaît mon père, note le jeune homme. Je suis simplement Teo. On m’a d’ailleurs rebaptisé d’un nom chinois!» Ela Borschberg a tenu elle aussi à se démarquer: «Je n’ai pas inscrit mon nom de famille sur le site internet lors du crowdfunding. Dans la vie, on a parfois envie de construire son parcours sans compter nécessairement sur ses parents.»

«Ma famille m’a encouragée»

«J’ai commencé à m’intéresser à l’alimentation durable en voyageant à travers le monde avec mes parents.» Charlotte de La Baume a cofondé Beelong, une société qui vise à sensibiliser les professionnels de la restauration sur l’impact environnemental des produits qu’ils utilisent. Lancée début 2015, Beelong compte déjà cinq employés et une quarantaine de clients.

La jeune femme de 25 ans n’a ainsi pas choisi la voie de ses grands-parents, fondateurs des garages vaudois Jan Autos, ou de son père, qui possède une société de gestion de fortune: «Il fallait que je crée quelque chose de nouveau.» Charlotte de La Baume ajoute avoir toujours eu envie de fonder sa propre société: «Je voulais monter une entreprise en rapport avec le domaine de la restauration, qui corresponde aux valeurs que je défends. J’étais également très intéressée par les différents aspects de la création d’un business, que ce soit le financement, le développement, le marketing ou le recrutement.»

L’entourage de Charlotte de La Baume a joué un rôle important dans les débuts de Beelong. A sa sortie de l’Ecole Hôtelière en 2012 de Lausanne, deux alternatives s’offrent à la jeune diplômée: accepter une offre d’emploi au sein d’une grande chaîne hôtelière ou démarrer son propre projet. «Le choix n’était pas évident. Ma famille m’a encouragée et c’est ce qui m’a finalement aidé à prendre la bonne décision. Je ne pense pas que l’esprit d’entreprise se transmette dans les gênes, mais plutôt à travers l’éducation. Mes parents m’ont toujours incitée à prendre des initiatives. C’est ce qui m’aide à aller de l’avant tout en gérant l’appréhension et les risques potentiels.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.