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Victimes au masculin

De récentes études statistiques le confirment: les hommes aussi sont victimes de violences à la maison. Des structures d’accueil spécifiques ont été mises sur pied. Sur le plan théorique, l’analyse du phénomène est compliquée.

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Pierre*, la soixantaine, évoque des «marques indélébiles», et quinze années vécues «dans une peur constante». Ancien cadre dans la coopération internationale, établi en Suisse romande, il se remémore les actes de violence perpétrés par son ex-compagne. Il est pris de sanglots. Extraits: «J’ai été frappé sur le crâne avec un objet métallique. Beaucoup de sang s’est écoulé. Parfois mon ex-compagne essayait de me crever les yeux avec ses ongles. Elle a aussi enfoncé le coin d’un meuble dans l’abdomen d’une de mes filles. J’ai dû emmener l’une d’elles à l’hôpital parce qu’elle s’était fait serrer au cou. Elle avait des hématomes et des problèmes respiratoires. L’autre a été frappée tellement fort au visage que sa bouche et ses lèvres saignaient.» Pierre relate aussi de la violence et des contraintes sexuelles à son endroit. «J’ai commencé à dormir dans le bureau, en m’enfermant à clé. Parfois elle essayait d’enfoncer la porte.»

Des hommes victimes de violences domestique et conjugale? Depuis quelques années, cette réalité fait surface. Des structures d’accueil spécifiques ont été mises en place comme Pharos-Genève, un service pionnier de soutien aux hommes victimes (quelle que soit leur orientation sexuelle) dont le responsable, Serge Guinot, est aussi chargé d’enseignement à la Haute école de travail social Genève – HETS-GE. En 2014, Pharos-Genève a suivi une cinquantaine de personnes. Au fil des consultations, Serge Guinot a identifié un schéma en marches d’escalier. «On a d’abord une violence verbale, des insultes. Puis viennent les humiliations, la dévalorisation, le chantage affectif. Cela peut s’exprimer par des reproches du type «Tu n’oses pas demander d’augmentation à ton patron», ou «si tu ne fais pas ça, tu n’es pas un homme», ou «si tu vas voir tes amis, c’est que tu ne m’aimes plus». Le stade suivant est celui des violences physiques: cracher au visage, taper, pousser, voire agresser avec des coups et/ou des objets. Il peut y avoir des violences sexuelles: contraindre à des actes, contraindre à visionner des films pornographiques.» Dans de rares cas, la spirale mène à l’homicide.

Des victimes isolées et honteuses

Les conséquences sur les hommes victimes sont dévastatrices: «L’isolement tant physique que psychique (ils vont moins voir leurs amis ou leurs collègues, n’en parlent à personne) ainsi que la honte les retiennent de se confier.» Souvent, ces hommes ne savent pas comment réagir, ce qui renforce leur isolement. «Ne pas savoir quoi répondre ou comment faire, lorsqu’on est un homme, c’est être en contradiction avec les stéréotypes de genre», note Serge Guinot.

Ce porte-à-faux avec la manière dont la société attribue traditionnellement leurs rôles aux femmes et aux hommes (l’image de la victime féminine, de l’agresseur masculin) a joué un rôle important dans la constitution d’un non-dit, mais a aussi participé plus récemment à rendre visible la problématique et à attiser l’enthousiasme des journalistes. Dans la médiasphère anglo-saxonne, certaines études, relayées par des journaux tels que le «Guardian», ont fait état en 2010 d’une proportion de 40% d’hommes parmi les victimes de violences domestiques. Ces chiffres laissent perplexes les spécialistes romands.

David Bourgoz, psychologue et délégué genevois aux violences domestiques, précise: «Parmi les cas de prises en charge rapportés par la police et les institutions membres de notre observatoire, la répartition est d’environ 80% de femmes victimes de violence domestique pour 20% d’hommes.» En ce qui concerne spécifiquement la violence conjugale, «7% des victimes sont des hommes», souligne Serge Guinot en s’appuyant sur une étude menée en 2013 à Genève par Martin Killias, professeur de droit et de criminologie à l’Université de Zurich.

Néanmoins, ce pourcentage n’exprime que la proportion d’hommes qui sont pris en charge, ce qui fait dire à Patrick Robinson, ancienne victime, membre de la Commission fédérale de coordination pour les questions familiales et militant de la condition paternelle, que «les statistiques suisses ne reflètent pas la réalité», principalement parce que «la thématique reste largement taboue». Tout en restant mesuré, David Bourgoz note pour sa part que «les campagnes de sensibilisation ont un effet sur les chiffres: plus les victimes se manifestent et déclarent ces violences, plus la statistique va augmenter. Pour ce qui est de la lutte contre les violences faites aux femmes, la situation actuelle est le résultat d’un travail mené durant les quarante dernières années. La problématique des hommes victimes, elle, a été longtemps taboue et reste moins documentée. Elle fait aujourd’hui l’objet d’une réelle prise en considération.»

Le débat soulève des questions d’ordre identitaire

Discussion sur les chiffres, précaution des arguments: si la question des hommes victimes est si sensible, c’est parce qu’elle soulève un débat d’ordre identitaire. Serge Guinot déplore s’être fait attaquer par certains groupes féministes, qui l’accusent de minimiser la violence faite aux femmes. Mais il déplore aussi faire l’objet de tentatives de récupération par les partisans du masculinisme. Sans atteindre pareilles stridences, différentes approches critiques sont aussi à l’œuvre au sein de la HETS-GE. Susanne Lorenz s’intéresse aux pratiques professionnelles en lien avec les hommes auteurs de violence: «J’observe une tension entre deux cadres théoriques. Le premier cadre, féministe, identifie la violence dans le couple comme une des formes de domination des hommes envers les femmes. Le second cadre, avec une vision plus systémique, inscrit le recours à la violence dans une certaine forme de dynamique relationnelle, et ce indépendamment du genre.»

Ces deux cadres s’opposent a priori, estime Susanne Lorenz. «La violence à laquelle recourent les hommes comme les femmes est plus en lien avec des situations ponctuelles et est synonyme d’actes peu graves. Dans le cas de la violence de domination, on assiste à une combinaison d’actes de nature très différente et qui correspondent à une stratégie de contrôle systématique. Ainsi, en plus de dénigrer systématiquement le/la partenaire victime, la personne auteure exercera un contrôle économique, des actes de violence sexuelle ou physique sous forme d’atteintes corporelles graves.» Cette violence grave est principalement le fait d’hommes, met en avant Susanne Lorenz.

La violence n’a pas de genre

La violence a-t-elle un genre? Cette question épineuse est encore compliquée par le fait que les abus, physiques ou psychologiques, peuvent être en réaction, comme des réponses à une situation ponctuelle ou à un contexte général. «Il peut arriver que certains hommes victimes de violence soient aussi des auteurs, note Serge Guinot.

«A force d’être acculé, le coup est parti»: c’est une réaction connue. L’homme est responsable de son geste, bien sûr. Mais, au niveau de l’emprise, il n’est pas forcément auteur. La violence n’a pas de genre. Au sein du couple, le pouvoir se distribue de manière différente et singulière, et la lecture est différente selon les sociétés. Dans les sociétés méditerranéennes, par exemple, l’homme est en apparence très dominant, macho (en fonction de ce qui est attendu de lui), mais lorsqu’on y regarde de plus près, la femme peut exercer un grand contrôle et une emprise dans la relation conjugale.» Pour sa part, Susanne Lorenz analyse qu’une part importante des hommes auteurs interviewés «se disent victimes de la violence de leur partenaire et s’être sentis poussés à bout. Une analyse plus fine de leur discours montre fréquemment un enchevêtrement des liens et un passage à l’acte qui correspond, pour certains, plus à une montée en puissance symétrique.»

Auteur? Victime? Comment articuler statistiques, définitions et situations? Un point fait consensus parmi les experts:
la nécessité d’espaces d’expression pour les victimes comme pour les auteurs – y compris les auteurs femmes. C’est la mission que s’est donnée l’Association Face à Face, pionnière depuis sa création en 2001. «Les femmes viennent de leur propre gré, et toutes celles que j’ai rencontrées ont elles-mêmes été victimes de violence par le passé», met en exergue la fondatrice et directrice Claudine Gachet. «Souhaitant s’éloigner de la violence le plus possible, elles ont tendance à contrôler leur environnement de très près, développant une hyper-vigilance ayant pour résultat de mettre leurs proches sous tension.»

Egalement en cause: la multiplication des tâches qui découle de la redéfinition des différents statuts des femmes aujourd’hui. «Les femmes sont appelées à réussir professionnellement, ce qui est une bonne chose, poursuit Claudine Gachet. Néanmoins elles doivent aussi être de bonnes mères, de bonnes épouses et prendre en charge la responsabilité du ménage. Elles sont débordées par leurs multiples rôles.» C’est dans ces états d’épuisement et de tension constante que surgissent les débordements. Le profil des personnes qui viennent à Face à Face? Claudine Gachet: «Plutôt entre 35 et 45 ans. Plutôt Suisses qu’étrangères. Plutôt au profit d’un niveau d’éducation supérieur.» La violence, décidément, n’a que faire des stéréotypes.

*Prénom d’emprunt, identité connue de la rédaction
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 9).

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